Genre : inclassable, expérimental
Année : 1928
Durée : 40 minutes
Synopsis : Un prêtre soumis à des désirs inavouables vis à vis d'une jeune femme, se débat contre ses instincts charnels. Pour soulager sa conscience et sa culpabilité, il s'invente un rival sous la forme d'un officier qui s'interpose régulièrement entre lui et l'objet de sa convoitise.
La critique :
Je ne vous cache pas que chroniquer un film surréaliste représente toujours un défi de taille. Défi d'autant plus grand qu'il s'agit ici du premier film officiellement catalogué comme tel dans l'histoire du cinéma. Eh oui, comme vous et bon nombre de cinéphiles, j'étais persuadé que ce titre honorifique revenait àUn Chien Andalou. Et bien cela est faux car le film mondialement connu pour sa fameuse scène de l'oeil tranché, est sorti sur les écrans des studios des Ursulines le 6 juin 1929. La Coquille Et Le Clergyman lui, fut projeté le 9 février 1928, sur ces mêmes écrans parisiens. Soit près d'un an et demi plus tôt que le film de Luis Bunuel. Au-delà de ce détail chronologique peu important, la particularité de La Coquille Et Le Clergyman reste que ce film fut réalisé par une femme, la dénommée Germaine Dulac.
En 1928, ce n'était guère monnaie courante qu'une femme se retrouve derrière la caméra. Une anecdote parmi tant d'autres tant La Coquille Et Le Clergyman demeure est une oeuvre foisonnante d'événements qui ont suscité la polémique en leurs temps. L'histoire de cette oeuvre expérimentale est d'ailleurs bien plus intéressante que l'oeuvre en elle-même. À ce titre, le jour de la première le 9 février 1928, restera gravé dans la mémoire du cinéma français pour le scandale qu'il provoqua.
Au cours de ces années vingt oùémergeait le courant surréaliste, de fréquentes émeutes accompagnaient les projections des oeuvres d'avant-garde. Le dadaïsme avait déjà posé son empreinte sur le cinéma abstrait avec les films de René Clair (Entr'Acte, 1924), de Man Ray (Emak Bakia, 1924) ou encore de Fernand Léger (Ballet Mécanique, 1926). Ce genre cinématographique n'étant pas du goût de tous les spectateurs, il était fréquent d'assister à des bagarres savamment organisées par les détracteurs de ce nouveau style. Mais c'est La Coquille Et Le Clergyman qui remporte sans conteste la palme de la plus célèbre polémique du cinéma français des années folles.
En effet, le film fut victime d'un violent conflit d'intérêt et d'une brouille irréversible entre son scénariste, Antonin Artaud, et sa réalisatrice Germaine Dulac. À cette époque, Artaud grand nom du théâtre, était proche du Mouvement des Surréalistes créé, entre autres, par André Breton, Louis Aragon et Salvador Dali. Germaine Dulac avait elle, déjà une belle filmographie à son actif, et avait mis en scène de nombreux courts-métrages depuis 1915. La rencontre entre les deux artistes fit des étincelles. Artaud réclamait la paternité du projet et voulut que son scénario soit respectéà la lettre. Mais Dulac ne l'entendit pas de cette oreille et opéra de profonds remaniements dans la structure du film tout en conservant l'essentiel du concept initial écrit par Artaud.
Celui-ci, vexé de ne pas avoir été invité préalablement aux projections privées, sera présent à la première officielle mais ce n'est pas de lui que viendra le scandale. De la salle et du balcon, et avant même que le film ne commence, on entendra des noms d'oiseaux fuser à l'encontre de Germaine Dulac et jusqu'à des menaces de mort ("Au cimetière, la Dulac!). Un groupe chaufféà blanc par André Breton et ses acolytes provoqua un tel chaos que la projection dûêtre interrompue à plusieurs reprises sans toutefois que le directeur du studio des Ursulines, Armand Tellier, ne juge bon d'appeler la police pour remettre les idées en place chez les fauteurs de troubles... On ne plaisantait pas avec l'art en ce temps-là. Évidemment, ces échauffourées furent propices à la réputation du film qui connut un grand succès par la suite. Toutefois, les surréalistes avaient réussi leur coup en discréditant insidieusement Germaine Dulac en tant que cinéaste auprès de la profession. Après ce film controversé, elle ne tournera plus que trois courts-métrages, tombés dans l'oubli de nos jours. Dans son déroulement, La Coquille Et Le Clergyman se présente sous la forme d'un songe cauchemardesque qui hanterait les pensées d'un homme d'église, en proie à des démons intérieurs qui le submergent et qu'il s'efforce à grand peine de combattre.
Attention spoilers : Un prêtre (ou clergyman) remplit des fioles d'un liquide noirâtre qu'il déverse à l'aide d'une coquille. Une fois les fioles remplies, il les brise. Surgit un officier bardé de médailles qui détruit la coquille avec un sabre et disparaît. Le clergyman le poursuit en rampant dans les rues de la ville. L'officier apparaît de nouveau dans un fiacre, accompagné d'une jolie femme. Ils rentrent dans une église et s'installent dans un confessionnal. L'officier est alors agressé par le clergyman qui avait suivi le couple. Alors que les deux hommes se battent, l'officier se métamorphose en prêtre.
Le clergyman erre dans un couloir où il ouvre des portes. Puis, il est soudain au bord d'une falaise, étrangle l'officier et le précipite dans un trou que l'on suppose être l'enfer. Autre séquence notable : la femme et le clergyman se retrouvent dans une pièce que des femmes de ménage ont préalablement astiquée. Au milieu de la pièce, trône une sphère remplie d'eau où baigne la tête du clergyman. Les deux protagonistes passent en jugement devant un jury présidé par l'officier redevenu curé pour l'occasion.
Le paragraphe introductif au film est sans équivoque : " non pas un rêve, mais le monde des images lui-même entraînant l'esprit où il n'aurait jamais consenti à aller, le mécanisme en est à la portée de tous". La force des images supplantant l'idée proprement dite. Voilà le postulat de la "composition visuelle" (expression employée au générique en lieu et place de "réalisation") de Germaine Dulac. En bon film surréaliste qui se respecte, La Coquille Et Le Clergyman est dénué de toute structure narrative compréhensible si on tente de l'analyser de façon logique. On peut cependant entrevoir le film comme un voyage au coeur de la psyché profondément perturbée d'un homme d'église.
Conscient ou inconscient, ce périple introspectif nous présente les tourments auxquels est confronté ce prêtre. Contraint à l'abstinence sexuelle de par sa profession, l'homme jette pourtant son dévolu sur une jolie femme qu'il convoite en secret. Ses pensées impures lui posant un cas de conscience, il s'invente un rival sous la forme d'un officier au poitrail tapissé de médailles. On peut imaginer que cet officier représente l'ordre moral, les barrières infranchissables que la sociétéétablit entre le clergyman et ses désirs immoraux, ses pulsions d'homme fait de chair et de sang.
À cinéma surréaliste, Germaine Dulac préférait le terme de "cinéma pur" ou "cinéma abstrait". Pourtant, La Coquille Et Le Clergyman est bel et bien un film surréaliste ; tout ce qu'il y a de plus surréaliste, même. Un propos abscons, un scénario à priori incompréhensible, et un style visuel composé de surimpressions, juxtapositions d'images et d'hyper ralentis. Comme le souligne Antonin Artaud: "c'est un film d'images pures. Et le sens doit se dégager du rayonnement même de ses images". Autrement dit, le film a été principalement travaillé sur l'image. Flous, déformations, jeux de lumières ; Dulac n'a pas lésiné sur les manières de façonner le visuel et de transformer la réalité.
Un travail d'expressionniste, de plasticienne de l'image qui concentre en quarante minutes à peine tous les éléments qui composeront les bases du cinéma moderne. Dans son film, la réalisatrice fait des essais, teste des mouvements de caméra, différents effets artistiques ; en fait, La Coquille Et Le Clergyman lui sert de laboratoire pour essayer de mettre au point de nouvelles thématiques (reflets, découpages, mouvements de surface). Par le biais d'effets techniques inédits, le film comporte quelques scènes marquantes et novatrices pour l'époque.
Ainsi du sang coule le long du front et des tempes de l'officier avant que son visage ne se partage en deux par un découpage dissociatif de l'image. On peut voir aussi la tête du clergyman apparaître dans une sphère remplie d'eau tandis que l'homme se tient debout, en même temps, à côté du bocal. Les images sortent d'autres images, indiquant par là-même au spectateur ce que pensent vraiment les personnages en-dessous le verni des convenances sociales et de la respectabilité apparente. Malgré leur conflit, Germaine Dulac a donc appliqué dans les grandes lignes, l'idée principale du scénario d'Antonin Artaud qui voulait que le film exprime une psychologie dévorée par les actes et que le visuel absorbe le spirituel. Au niveau de la forme, il ne fait aucun doute que Dulac s'est inspirée des grands classiques d'outre Rhin du début des années vingt. En plus des jeux d'ombres et de lumières qui rappellent l'expressionnisme allemand, la référence au Nosferatu de Murnau est clairement affichée lorsque le clergyman déforme ses mains, telles les serres du vampire, au moment d'étrangler l'officier.
Pour l'anecdote, on notera aussi un passage sacrément osé pour l'époque lorsque, à l'intérieur d'une église, le clergyman arrache le soutien-gorge de la jeune femme laissant apparaître sa poitrine un court instant. Cela aurait été inconcevable dans un film dit "normal" en 1928...
Si la version originale est dénuée de tout accompagnement sonore, la version restaurée en 2004 par le Netherlands Filmmuseum d'Amsterdam propose le choix entre trois bandes musicales. Celle composée par le musicien allemand Thomas Köner est hautement recommandable par ses arrangements métalliques et inquiétants qui retranscrivent parfaitement l'étrange atmosphère du film. Au niveau de l'interprétation, Artaud fut longtemps pressenti pour le rôle du clergyman. Mais vu le climat délétère et l'animosité qu'il régnait entre Germaine Dulac et lui-même, le rôle échoua finalement à Alex Allin, un comédien venu du théâtre burlesque qui tire son épingle du jeu par ses mimiques tantôt grotesques tantôt menaçantes. Côté féminin, ce n'est ni plus ni moins que l'ancienne maitresse d'Antonin Artaud, Génica Athanasiou, qui interprète le rôle de la jeune femme, obscur objet du désir clérical. Quant à l'officier, il est joué par Lucien Bataille, autre habitué des théâtres comiques, dont le sur-jeu propre aux acteurs du muet, apporte un plus non négligeable dans les situations irréelles.
La Coquille Et Le Clergyman reste une oeuvre étrangement méconnue en France au vu de son aspect "historique" et la place primordiale qu'elle occupa en ces temps immémoriaux où les artistes se battaient (au sens propre comme au figuré) pour imposer leurs idées et leurs imaginations créatrices. Le film est par contre, l'objet d'études dans les écoles de cinéma en Allemagne et en Grande Bretagne. Pour terminer cette chronique, nous rappellerons la destinée tragique d'Antonin Artaud, à la santé déjà très fragile depuis son enfance, qui terminera ses jours dans un hôpital psychiatrique de Rodez. Quant à Germaine Dulac, elle abandonnera le cinéma pour devenir adjointe des actualités Gaumont et disparaîtra en 1942, à l'âge de 59 ans. La Coquille Et Le Clergyman reste un film essentiel dans l'histoire du cinéma non seulement français mais international, en tant que pionnier du genre surréaliste.
Malgré la déstructuration de son propos, l'absence de logique et l'éclatement de toute cohérence qu'impliquent son genre particulier, on ne peut décemment pas passer à côté d'un film d'une telle importance qui condense en quarante minutes l'essentiel de tout ce qui fera le cinéma par la suite. Absolument impossible à noter mais parfaitement indispensable.
Note :?