Genre : expérimental, inclassable
Année : 1926
Durée : 1h07
Synopsis : Ancien marin devenu concierge d'un hôpital psychiatrique, un vieil homme cherche à approcher sa femme devenue folle après qu'elle eut noyé son nouveau né de ses propres mains, pour la faire s'évader de ce lieu infernal. Mais la visite de leur fille aînée venue annoncer ses prochaines fiançailles, va plonger sa mère un peu plus encore dans la folie. Pendant ce temps, tous les aliénés se révoltent et deviennent incontrôlables.
La critique :
Il existe des films, peu nombreux, qui ont eu derrière eux des parcours qui sortent de l'ordinaire. Qu'ils aient été victimes d'interdictions pures et simples, de censures ou de mises à l'index généralisées, ces films hors du commun ont marqué l'histoire du cinéma. Citons par exemple des oeuvres aussi différentes que Freaks La Monstrueuse Parade (Tod Browning, 1932), interdit de projection pendant trente-sept ans, A Serbian Film (Srdjan Spasojevic, 2010) objet filmique scandaleux qui a fait l'objet d'anathèmes et de polémiques à sa sortie, ou encore le célibrissime Saló ou Les 120 Jours de Sodome (Pier Paulo Pasolini, 1975) qui ne fut certainement pas étranger à l'assassinat de son auteur. Le film dont nous allons parler a connu une toute autre destinée mais elle aussi, est assez incroyable.
Une journée de 1971, le réalisateur, Teinosuke Kinugasa, retrouve par hasard dans une cabane de son jardin, les bobines d'Une Page Folle, un film qu'il avait tourné quarante-cinq ans plus tôt et qu'il avait perdu. Sorti en 1926, le film n'était resté que quelques semaines à l'affiche, puis fut interdit à cause d'un sujet jugé trop délicat.
En effet, à cette époque au Japon, les malades mentaux à l'instar des criminels, étaient cachés dans des établissements secrets, à l'abri des regards indiscrets puis littéralement rayés du système social. Que ce soit pour les prisonniers ou les patients atteints de troubles psychologiques, les conditions d'internement étaient lamentables et dégradantes. Le film de Kinugasa, bien qu'ultra expérimental et quasi incompréhensible, avait le tort de faire dérouler son histoire dans ces lieus mystérieux et interdits. Son exploitation sur les écrans fut donc raccourcie au minimum ; le film vit sa carrière annihilée et fut oublié de tous. Le réalisateur prit ses bobines sous le bras et les cacha dans son jardin.
La suite, vous la connaissez. D'après les catalogues de l'époque, il manquerait une vingtaine de minutes du film original. Kinugasa avait trente ans et déjà trente-cinq films à son actif lorsqu'il commença le tournage d'Une Page Folle. Dans sa tâche, il fut assisté au scénario par l'immense écrivain Yasunari Kawabata. La preuve que ce dernier était une sacrée pointure est qu'il obtint le Prix Nobel de littérature en 1968. Une Page Folle est un film démentiel. Au sens premier du terme puisque son histoire se déroule dans une asile d'aliénés.
Fou, ce film l'est aussi dans sa réalisation. Au premier abord, difficile d'y comprendre quoi que ce soit. S'il n'y avait pas eu en introduction du film, l'explication de l'histoirien du cinéma Serge Bromberg, j'aurais été bien incapable de chroniquer ce gigantesque OFNI japonais. Il faut savoir qu'à l'époque du muet, les films nippons ne bénéficiaient pas de cartons explicatifs comme il était de coutume dans les films occidentaux, ceux de Charlie Chaplin par exemple. Ils étaient projetés devant des spectateurs auxquels un narrateur, que l'on appelait un Benji, placé sur scène, expliquait l'action qui se déroulait à l'écran. Une technique de bonimenteurs que Georges Méliès utilisait déjà au début du siècle dernier. Parmi les cinéphiles passionnés d'oeuvres nippones expérimentales, beaucoup citent volontiers le trio Tetsuo (Shinya Tsukamoto, 1988), Emperor Tomato Ketchup (Shuji Terrayama, 1971) et Hausu (Nobuhiko Obayashi, 1977) comme le tiercé gagnant des films les plus perchés jamais réalisés au Pays du Soleil Levant. Pourtant, pour avoir visionné et revisonnéUne Page Folle, je pense pouvoir affirmer que ce film, complètement siphoné du trognon, est en capacité de mettre tout le monde d'accord.
Serge Bromberg, lui, estime que ce film unique n'est ni plus ni moins qu'un des grands chefs d'oeuvres du cinéma mondial.
Attention spoilers : L'action débute par une pluie diluvienne qui s'abat sur des ruelles sombres. Puis, une danseuse apparaît et effectue une chorégraphie devant une sphère zébrée qui pivote sur elle-même. La scène d'après, nous pénétrons dans l'asile où une femme s'agite frénétiquement derrière ses barreaux alors que des logogrammes aléatoires surgissent puis disparaissent de l'écran. Un vieil homme, ancien officier de marine, rôde dans les couloirs de l'établissement. Il s'est fait embaucher en tant que concierge dans le seul but de délivrer sa femme devenue folle après qu'elle eut noyé son nouveau né. Peu après, la fille aînée du couple vient annoncer ses futures fiançailles. Cette nouvelle ne fait qu'empirer l'état d'instabilité psychologique de la mère qui plonge dans une mélancolie dépressive et perd définitivement tout contact avec la réalité. Profitant de l'insurrection des malades, le mari tente bien de soustraire sa femme à ce lieu infernal mais ils sont surpris par le médecin chef.
S'ensuit une lutte entre les deux hommes dans laquelle le médecin est tué. La femme refuse de suivre son mari, préférant rester avec ses congénères demeurés. Alors que l'hôpital n'est plus sous aucun contrôle, le vieil homme choisit de rester auprès de sa femme et il commence à son tour, à perdre la raison.
Quelle drôle d'idée j'ai eu de me lancer à l'assaut d'un tel engin ! Visionner Une Page Folle est une expérience vraiment incroyable. On ressort de là,à bout de souffle, bombardé de céphalées, incrédule. Imaginez que votre cerveau soit passé dans le tambour d'une machine à laver ; la sensation serait à peu près identique. Sérieusement ravagé de la pulpe, ce film sans chronologie, sans paroles, sans explications, est à la fois un véritable calvaire à déchiffrer et un régal pour tout amateur de cinéma expérimental. C'est bien simple, tout y est : surimpressions et juxtapositions d'images, ruptures de rythme, déformations du champ visuel, séquences métaphoriques, accélération de l'action, flashbacks incompréhensibles, dédoublement des personnages.
Bref, un condensé de surréalisme et de dadaïsme en à peine plus d'une heure. Une Page Folle est l'unique représentant du néo-sensationnalisme japonais, un mouvement cinématographique mort-né fortement inspiré de l'expressionisme allemand. De cette période où Friedrich Murnau et Fritz Lang alignaient des chefs d'oeuvres de ce genre en quantité industrielle. Kinugasa impose au spectateur un effort phénoménal de concentration s'il veut suivre l'histoire de manière cohérente. Mais est-ce possible ? La réponse est non.
Délibérément, le réalisateur filme de façon chaotique, désordonnée ou alors plus douce selon les situations. La frénésie, l'hystérie même, lors des scènes de danses ubuesques ou des bagarres rangées entre aliénés et personnel hospitalier. La douceur, lors des flashbacks mémoriels du vieil homme qui se rappelle les jours heureux où sa femme avait encore toute sa raison. Le personnage de ce vieux marin devenu concierge est seul point d'appui solide, le seul contact avec le concret sur lequel peut le spectateur peut s'appuyer. Car pour le reste, impossible de se raccrocher à une quelconque réalité. On est emporté par un tourbillon sensoriel, un déferlement créatif oscillant sans cesse entre le cauchemar et l'hypnotique. Au niveau de l'atmosphère, le film est très sombre; on ressent quasi physiquement un impression d'étouffement. Oppressés que l'on est par ces couloirs obscurs, ces cellules suintantes d'oùémergent des visages déformés par la démence. Le film date de 1926 et pourtant, on le croirait sorti tout droit d'un passé encore bien plus lointain tant le grain de la pellicule est médiocre.
Une Page Folle n'a bénéficié d'aucune restauration ou numérisation pour sa sortie vidéo. Mais ne nous plaignons pas, c'est déjà un petit miracle que d'avoir pu remettre la main sur ce film oublié par le temps et les hommes.
De plus, il semblerait que cette pellicule crépitante, usée par neuf longues décennies, soit plus un atout supplémentaire qu'un défaut rédhibitoire pour ce film. Elle le rend plus torturé, plus mystérieux et pour tout dire, plus inquiétant. Le film débute d'ailleurs carrément dans une ambiance de film d'épouvante lorsque des trombes d'eau se déversent sur des ruelles sombres traversées par des ombres furtives à peine reflétées par la lueur des réverbères. Puis, le métrage fonce la tête la première dans l'expérimentation la plus totale pour ne plus la quitter jusqu'à son dénouement. Sur le fond, il est évident que le réalisateur a voulu se livrer à une critique en règle des conditions d'internement dans le Japon des années 20. Ces endroits impénétrables, jalousement tenus secrets par les autorités, où les malades cloîtrés dans des conditions déplorables et inhumaines, étaient voués au rejet de la société, à l'abandon de leur famille et à la négation même de leur existence. Des conditions difficiles à imaginer de nos jours.
Cette condamnation artistique a signé l'arrêt de mort du film puisque son exploitation fut arrêtée toutes affaires cessantes. Quant à Teinosuke Kinugasa, il continua à tourner jusqu'au milieu des années soixante. En 1954, il obtiendra la récompense ultime avec La Porte de l'Enfer qui décrochera la Palme d'Or au Festival de Cannes, puis l'Oscar du meilleur film étranger en 1955. Si l'on ajoute le Nobel de littérature du scénariste Yasunari Kawabata, on ne peut pas vraiment dire que le film qui nous intéresse aujourd'hui ait été dirigé par des peintres ! Malgré toutes ses qualités, on ne peut décemment évaluer un tel film. Une Page Folle est bien trop expérimental pour être supputéà sa juste valeur.
Reste une oeuvre unique, un bijou de non sens, une pépite d'absurdie. Avec à la clé sans doute, le titre honorifique de film japonais le plus azimuté de tous les temps. Alors, amateurs de bizarreries en tous genres ou de petits classiques inconnus, vous savez ce qui vous reste à faire...
Note :?
Inthemoodforgore