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La Rue de la Honte (Le film testament de Mizoguchi)

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La_Rue_de_la_honte

Genre : Drame

Année : 1956

Durée : 1h27

 

Synopsis :

Dans une maison de geishas de Yoshiwara, le quartier des plaisirs de Tokyo, on s'inquiète d'une nouvelle loi discutée au parlement prévoyant l'interdiction de la prostitution. Mickey, une nouvelle employée jeune et sans complexe, est décidée à gagner le plus d'argent possible pour étancher sa soif de dépenses. Mais si ses compagnes ont souvent une raison plus précise de vendre leur corps aux clients réguliers ou de passage, toutes restent fidèles à leur mode de vie, entretenu par l'arrivée permanente de nouvelles recrues.

 

La critique :

Pour ceux qui ont l'habitude de suivre le blog depuis un moment, ceux-ci doivent peut-être se souvenir que j'ai chroniqué, il y a maintenant un peu plus d'un an, L'Intendant Sansho. Ce film de Kenji Mizoguchi, premier sur Cinéma Choc, est devenu au fil du temps l'une des égéries du cinéma nippon. Elevé au stade de véritable chef d'oeuvre du Septième Art, il est scandé comme étant un passage obligé pour ceux qui veulent, et je les encourage fortement, se lancer dans le vieux cinéma japonais. Kenji Mizoguchi, considéré comme l'un des maîtres du cinéma japonais aux côtés de Akira Kurosawa, Yasujiro Ozu et Mikio Naruse, est étrangement, au même titre que Naruse, moins connu que les deux premiers. Cinéma confidentiel, certains s'avanceront même à parler de cinéma élitiste. Le classicisme de cette époque a vu nombre de riches films plébiscités encore aujourd'hui.
Reste qu'au sein du noyau dur des cinéphiles, Mizoguchi est, à juste raison, encensé pour l'ensemble de son oeuvre ou du moins pour le restant de son oeuvre. En effet, c'est un véritable drame artistique qui nous vient à l'esprit quand nous pensons à ce réalisateur. La raison ? 94 films, réalisés entre 1923 et sa mort, et parmi ceux-ci 62 considérés comme perdus.

Non, vous ne rêvez pas, c'est, à la grosse louche, près de 2/3 de sa filmographie qui s'est évaporée. C'est plus que John Ford. Ce qui fait qu'il est le réalisateur de premier plan dont le plus grand nombre de films sont perdus. Une véritable catastrophe pour le Septième Art. Parmi cela, ce sont essentiellement les films muets dont on n'en conserve qu'une poignée (6 pour être exact), et parmi ceux-ci, dites-vous bien que La Marche de Tokyo et L'Etrangère Okichi ne sont pas complets. Des extraits pour le premier et un court fragment pour le second. Pour avoir eu le privilège de visionner La Marche de Tokyo, je peux affirmer sans nul doute que c'est un désastre de voir la quasi-totalité de son cinéma muet perdu. Ah et, tant qu'à faire, j'oubliais aussi six films parlants de la période 1938 - 1945 également perdus. Vous allez sans doute me demander la raison. Est-ce dûà un régime politique libertaire ?
A la Seconde Guerre mondiale ? A un accident ? Voire à des activités criminelles ou tout simplement aux ravages du temps ? Un peu de tout cela. Il faut bien se dire que les conditions de conservation des pellicules n'étaient pas de bonne qualité et quand, en plus, les pellicules sont fabriquées à base de nitrate, substance extrêmement inflammable, on en arrive àça. Bref, je m'égare car il est temps de parler de la seconde chronique d'une pellicule, heureusement survivante, du génie japonais. Une pellicule nommée La Rue de la Honte, dernier film de la carrière du cinéaste décédéà l'âge injuste de 58 ans. Une oeuvre majeure dans sa filmographie, bien qu'elle fût plutôt discrète à sa sortie. Seule sa présence en compétition à la Mostra de Venise et le prix du meilleur second rôle féminin pour Sawako Sadamura au Mainchi Festival sont à mentionner. Ce qui n'empêche pas l'exaltation habituelle des critiques pour ce cinéaste et sa considération comme un classique du cinéaste. Que soit, passons à la critique !

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ATTENTION SPOILERS : Le quartier de Yoshiwara, à Tokyo. Pendant que le parlement discute d'un projet de loi sur l'abolition de la prostitution, plusieurs femmes en vivent la réalité quotidienne, la plupart contraintes par un destin contraire. Dans cette maison de tolérance, où se croisent des messieurs élégants et d'autres moins, Yumeko loue ses charmes pour subvenir aux frais d'éducation de son fils. Ce dernier, quand il apprend l'activité de sa mère, l'abandonne et se détourne d'elle. Yasumi, quant à elle, désire réunir l'argent nécessaire pour faire libérer son père. Hanae a un mari au chômage, Mickey a été abandonnée par son concubin, un soldat américain, Yorie était traitée comme une esclave par son mari. Toutes rêvent d'échapper à leur condition et de pouvoir quitter la maison de tolérance.

A l'époque, La Rue de la Honte faisait partie des derniers films réalisés avant que n'apparaisse la sublime Nouvelle Vague Japonaise. C'était l'occasion pour Mizoguchi de clôturer sa richissime oeuvre par une thématique qu'il aime beaucoup : la femme. Déjà en 1936, il s'y attelle avec son très bon Les Soeurs de Gion, un moyen-métrage. Bien que le cinéaste soit vu, à l'instar d'Ozu, comme intégré au classicisme cinématographique en termes de mise en scène (pas pour rien que les nouveaux réalisateurs voulaient rompre avec leur style), il convient de dire que, sous cet apparat, il avait une pensée très avant-gardiste. En ces temps un peu plus anciens, la liberté dont jouissait la femme n'était guère réjouissante. Elle était, avant tout, vu comme une bonne épouse devant s'occuper de la maison et des enfants. Toute entrave à cette vision rétrograde était mal vue. Mizoguchi cherchait à rompre avec ses traditions périmées, revendiquait l'égalité des sexes et humanisait la femme dans ses films.
Elle était souvent l'élément central du récit, comme en témoigne, à nouveau, La Rue de la Honte. Exit le quartier des plaisirs de Gion et place à celui de Yoshiwara où les maisons de geishas sont légions. Celles-ci font le trottoir la nuit en s'agrippant aux hommes pour les forcer à rentrer. Leurs conditions de vie sont loin d'être humaines. Outre le fait d'être réduites à de vulgaires morceaux de viande sur un marchéà la concurrence féroce, leur argent accumulé ne leur permet pas de vivre décemment. La maquerelle dira d'ailleurs que 40% des revenus collectés seront distribués aux geishas. Les 60%, eux, rentreront dans la poche de la gérante. Bien sûr, je ne ferais pas mention des divers frais, d'emprunts douteux et autres prêts sous le manteau.

Comme une cruelle fatalité, elles semblent accepter leur mode de vie, fidèles à celui-ci pour une raison précise. La prostitution étant d'ailleurs le moyen, le plus simple, pour une femme d'accumuler "rapidement" (tout est relatif) de l'argent dans un objectif défini. La Rue de la Honte va nous plonger dans ce microcosme nocturne en s'axant sur la destinée de plusieurs geishas : Yumeko, Yasumi, Hanae, Yorie et Mickey. Chacune a un lourd fardeau à porter et, autant dire, que, après le visionnage d'un tel film, un arrière-goût amer traînera dans votre bouche. Yumeko est indéniablement la femme qui suscitera le plus d'empathie de notre part. Obnubilée par la réussite de son fils, elle n'a d'autre choix que de se prostituer pour subvenir aux frais d'éducation.
Bien entendu, le fils ne sait pas quel métier elle exerce mais en l'apprenant, celui-ci va la répudier, s'enfuyant pour ne plus jamais lui parler. Dévastée par cela, Yumeko ne saura pas s'en remettre et sera conduite à l'asile. Yasumi est, peut-être la plus crapuleuse des cinq, vu que, en échange du mariage, elle demandera une forte somme à un salarié pour quitter la maison de plaisir et couvrir des frais médicaux. La véritable raison étant de libérer son père. Apprenant l'arnaque, le salarié va la battre et la laisser presque pour morte, celle-ci s'en sortira finalement et sera conduite à l'hôpital. Hanae se doit d'entretenir sa famille avec un père sans emploi et un enfant au bord de la malnutrition. Le père, partagé entre le fait d'être cocu et de vivre dans la pauvreté extrême, essaiera de se suicider. Yorie a l'espoir de se marier avec un homme de la province pour s'extirper de sa misérable condition. Elle reviendra en pleurs après que la réalité lui ait fait prendre conscience qu'il s'est marié avec elle juste pour en faire son esclave. Quant à Mickey, vénéneuse femme semblant être sans éthique, elle n'a comme objectif que de poursuivre un but capitaliste, après s'être faite abandonnée par son concubin. Amasser le plus d'argent est devenu sa raison de vivre.

 

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Le malheur existentiel semble être omniprésent dans ce quartier. Chaque femme porte en elle de douloureuses cicatrices la déshumanisant lentement mais sûrement. Elle devient lobotomisée par le patriarcat tout puissant, vu comme en état de supériorité face à elles, rampant derrière pour quelques yens. Mizoguchi proclame ses revendications féministes en dénonçant leurs conditions de vie. Sous leurs regards enjolivés à séduire les hommes dans la rue, elles cachent une profonde tristesse. Mais nous ne pouvons nous empêcher de réfléchir sur ce rapport de force perturbant s'opérant dans ce genre d'échange de "faveurs". Si l'homme a l'argent pour faire vivre la femme, la femme, elle, a ses attributs pour réfréner les pulsions sexuelles de l'homme.
Sous sa précarité, elle semble exercer un certain pouvoir social. Mizoguchi va même se permettre une petite fantaisie pour renforcer l'image de la femme dominante. En mettant en scène ce mari dépendant du boulot ingrat de Hanae, il montre que l'homme n'est pas tout puissant, n'a pas une emprise totale sur la famille. Pire, ce n'est pas lui qui tient les rênes de sa famille et l'apport financier comme c'est habituellement le cas dans la pensée collective. 

Cela n'empêchera pas le désespoir attribuéà la femme, en fin de compte la plus grande perdante dans l'histoire, faisant de La Rue de la Honte, un drame sans guère d'espoir. La loi progressiste fait débat, tandis que les patrons, en protecteurs paternalistes, sont soulagés chaque fois que la proposition de loi est rejetée. Une atmosphère désespérée plane dans un drame social puissant se clôturant en beauté, la nouvelle venue frappée par la honte et l'impression d'être menacée par cette rue, se cloîtrant contre un mur. Ce qui est remarquable avec le cinéma de Mizoguchi, est que, à aucun moment, il ne verse dans la surenchère putassière (c'est le moins que l'on puisse dire) pour traiter de véritables tragédies humaines. Toujours avec cette maestria simple, il prend du recul sur la situation, sans toutefois annihiler son réquisitoire et se montrer trop évasif, et ne renforce jamais la charge émotionnelle à un point vomitif. Sous sa mise en scène d'une étonnante simplicité et sans quelconque artifice, les moments forts sont légions et, avant tout, VRAIS ! Ainsi, la scène où le fils répudie violemment sa mère ne paraît aucunement fausse et/ou exagérée, de même que la scène où elle pète complètement les plombs dans la maison des plaisirs.
Devant un tel prodige, on en vient à regretter l'absence de grands réalisateurs comme celui-ci, dont l'objectif n'est pas de tirer le plus possible des larmes au spectateur émotionnel en noyant son métrage sous une pléthore de pathétiques scènes larmoyantes. Mis à part, Yorie, je n'ai pas le souvenir d'avoir vu d'autres geishas pleurer. Tout le récit est réfléchi et c'est le point que j'attends le plus en lançant le visionnage. Ne pas avoir des larmes à outrance mâtinés d'épanchements de morve, pleurant encore et encore sous la douloureuse note de violon. Autant dire que la courte durée de 85 minutes de bobine ne passera pas lentement, loin de là.

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Il est vrai que certains auront du mal à visionner un film de ce genre. En 2018, les films de Kenji Mizoguchi peuvent être catalogués comme austère et/ou d'élitiste. Il est vrai que le genre d'époque n'était pas propice aux fausses émotions de drames en faisant des tonnes et des tonnes. Il est vrai que la mise en scène n'est pas la plus rythmée qui soit. Je crois qu'il faut être dans un certain état d'esprit pour apprécier pleinement le cinéma de ce génie. Mise en scène minimaliste, certes, mais quelle harmonie ! On reconnaît à merveille ses plans fixes, bien aérés en mettant avant tout les personnages en leur centre. C'est un cinéma vrai, ce dont il manque cruellement dans le paysage dramatique actuel.
La qualité de l'image est tout autant admirable avec une superbe photographie magnifiant des décors somme toute sommaires. On sera charmé par les plans nocturnes sur les rues étroites de Yoshiwara avec tous ces néons. L'esthétique des bars à geishas est raffinée, sans exagération. Toute l'érudition de notre bonhomme japonais est là ne l'ayant jamais quitté, dans les derniers mois suivant sa mort. La bande son est assez simple et peu remarquable à l'oreille. Pour ce qui est des acteurs, nos 5 geishas se révèlent touchantes, empreintes de sincérité et d'attitudes vraies. Le casting se composera de la sublime Machiko Kyo en cette Mickey froide et redoutable, de Aiko Mimasu, Ayako Wakao, Michiyo Kogure et Hiroko Machida. Les autres ne présentant, malheureusement, aucun intérêt de plus en dehors de leur jeu tout à fait acceptable.

La Rue de la Honte peut donc, à juste raison, être considéré comme un grand classique du cinéma nippon. Le cinéaste se permet d'aborder à nouveau la thématique des geishas soumises à l'oppression patriarcale et à une situation socio-économique difficile. A l'orée des prémisses de la société japonaise moderne, cela ne l'a pas empêché de laisser sur le bas-côté une caste de femmes tant bien que mal forcées d'exécuter cette tâche pour nourrir leur rêve. Le rêve de changer les choses, de renouer contact, de s'émanciper de la pauvreté et j'en passe. Et ce qui est génial, sur un fond aussi tragique que cela, est que Mizoguchi adopte un ton presque documentaire sur ce drame social avec tout refus de séduction, de vomissement émotionnel digne des drames médiocres, d'extrapolation de sentiments niais.
Tout est vrai, limpide et d'une simplicité troublante. Quand on songe un instant que sa filmographie majeure est perdue, comment ne pas être attristé ? D'après la Fondation de la Préservation du Film de Martin Scorsese, 50% des films de l'histoire du cinéma auraient disparu et 80% des films muets antérieurs à 1930 n'existent plus. Un rude coup dans la richesse du Septième Art qui a de quoi faire peur. Mizoguchi en est la première victime et chacun de ses films peut se déguster comme un mets de choix pour passer un moment intense de cinéma. Mais, avant de clôturer cette chronique, j'aimerais porter le débat sur la finalité de la prostitution. Sous ses travers d'exploitation et de la marchandisation de la femme, serait-elle réellement, comme certains le disent, un mal nécessaire, vecteur d'une stabilité sociale canalisant les pulsions sexuelles de l'homme ?  

 

Note :17/20

 

 

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