Genre : Drame, thriller
Année : 1953
Durée : 1h32
Synopsis :
La jeune Gloria rencontre par hasard le riche Francisco Galván à la messe. Il tombe amoureux d'elle et la convainc de l'épouser. Elle ne tarde cependant pas à découvrir, dès le voyage de noces, qu'il est atteint d'une jalousie maladive et de paranoïa. Ainsi, il passe des aiguilles dans les serrures au cas où des curieux les épieraient. Mais ce n'est que le début, et la vie de Gloria va devenir un calvaire.
La critique :
Le cas de Luis Buñuel a plus d'une fois étéévoqué sur le blog et à juste raison vu qu'il peut être compté parmi les premiers cinéastes subversifs majeurs du cinéma. Fondateur du mouvement dadaïste, qui je le rappelle est une remise en cause de toutes les conventions et contraintes idéologiques, esthétiques et politiques, il déstabilisa l'ordre cinématographique établi par un style inattendu. S'il fut dans un premier temps assistant de réalisation pour 4 films dont le superbe La Chute de la Maison Usher de Jean Epstein, il faudra attendre 1929 pour qu'il puisse montrer toute son érudition, revêtant la cape prestigieuse de réalisateur. Et c'est justement cette année-là qu'une bombe explosa dans le Septième Art. Son premier métrage, également le plus connu nomméUn Chien Andalou qui déclencha un scandale sans précédent via sa scène culte de l'oeil fendu avec une lame de rasoir.
L'année suivante, Buñuel récidivera avec son mythique L'Âge d'Or recordman de la plus longue durée de censure. Peu à peu, la réputation du personnage se fit un nom et, de ce nom, la glorification. Pilier du cinéma surréaliste d'avant-garde, sa reconnaissance sera titanesque par la suite puisqu'il est considéré comme l'un des réalisateurs les plus importants et les plus originaux de l'histoire du cinéma.
On ne s'aventurera, bien sûr, pas à citer sa filmographie mais il prouvera plus d'une fois son éloquence avec son Viridiana ayant lui aussi eu des problèmes avec la censure et son Le Charme Discret de la Bourgeoisie. Pas de ça aujourd'hui mais un film assez peu connu de sa filmographie au titre très sobre, j'ai nomméEl, même s'il est aussi appeléTourments de part chez nous. Il est partie intégrante de sa période mexicaine et est un des films préférés de son réalisateur en raison de sa précision documentaire. En étudiant l'entomologie, il souhaitait étudier un cas psychiatrique de manière précise. La précision clinique de l'étude du caractère du personnage sera telle que Jacques Lacan, éminent psychiatre et psychanalyste français, utilisera cet exemple pour décrire la paranoïa dans son séminaire de Sainte-Anne. On ne pouvait pas faire mieux pour susciter notre curiosité.
ATTENTION SPOILERS : La jeune Gloria rencontre par hasard le riche Francisco Galván à la messe. Il tombe amoureux d'elle et la convainc de l'épouser. Elle ne tarde cependant pas à découvrir, dès le voyage de noces, qu'il est atteint d'une jalousie maladive et de paranoïa. Ainsi, il passe des aiguilles dans les serrures au cas où des curieux les épieraient. Mais ce n'est que le début, et la vie de Gloria va devenir un calvaire.
Un mélange de film et de documentaire, voilà ce qui nous attend avec El ou presque puisque la dimension documentaire n'est pas mise en évidence de manière frontale (voix-off, interviews...) mais plus pour représenter Francisco Galván comme un modèle médical d'étude. Ce Francisco est un homme riche, vraisemblablement issu de la bourgeoisie empêtrée dans une affaire portée en justice. Célibataire, il fréquente avec assiduité l'église jusqu'à ce qu'il tombe sur un ange semblant être descendu du ciel. Cet ange est incarné par Gloria envers qui il tombe instantanément amoureux. Le coup de foudre est immédiat et il ne peut se résoudre à laisser passer cette perle rare.
Celle-ci est cependant fiancée à Raoul, jeune ingénieur. Au cours d'une réception où il a invité le couple, Francisco parvient à séduire Gloria et la persuadera de l'épouser. Le bonheur est total, au détriment de l'ex-mari qui a dû difficilement digérer cette défaite. Néanmoins, si quelque bonheur semble se profiler au début, le tout se transmute vite en chimère. Francisco va révéler son vrai visage d'homme gouverné par la jalousie maladive et paranoïaque. Malgré la présence de sa muse à ses côtés, il n'est pas en paix, voyant en chaque homme un potentiel ennemi àéloigner. Gloria n'est plus son joyau mais sa drogue vitale dont il ne peut se séparer sous peine de voir germer en lui instabilité mentale et neurasthénie sévère.
La scène du dîner en sera l'une des plus probantes vu qu'il est tétanisé, terrifié mais aussi enragé par la vision de l'ex-mari de Gloria dans le même hôtel, attablé quelques mètres plus loin et tenant à discuter avec elle en toute normalité. La forçant à quitter le restaurant, il se dirige vers leur chambre pour remarquer que l'ex-mari a sa chambre juste à côté. Il est humain de ressentir le fait que quelque chose cloche et je crois que tous les hommes auraient eu cette pointe de colère en eux. De làà foutre une claque au gars sans raison apparente, il y a une marge. Cet incident gravissime va être révélateur de ce qu'il se passera. Le mariage est un fiasco pour Gloria. Francisco ne cesse d'accumuler les crises de panique, les soupçons déments et les humiliations sur sa victime esseulée.
Comme s'il cherchait à trouver un équilibre personnel, il voit en sa femme l'instrument qui lui donnera bien tardivement un sens à sa vie. Chose que son statut bourgeois n'a pas su lui apporter, et ce n'est pas l'inexistence d'amis dans sa vie qui prouvera le contraire. Francisco est un peu cette représentation on ne peut plus réaliste de cette caste homme comme femme possédée par le manque de confiance exacerbé et une jalousie irréfragable. Un propos ayant traversé les âges et ayant toujours son sens. On ne compte d'ailleurs plus le nombre de ruptures amoureuses provenant de situations intenables liées à la jalousie ou pire encore des couples résignés où la domination de l'un sur l'autre semble être une cruelle fatalité acceptée.
Francisco est l'incarnation de l'excès. Outre le fait de mettre des aiguilles dans les serrures pour éviter que les "parasites" ne l'épient, il se permettra de précipiter Gloria dans le vide du haut d'un clocher dans une séquence culte ayant fait l'objet d'une des pochettes du film. Il serait mal venu de tout citer au risque de casser un peu toute la surprise de ce cerveau malade pour qui le concept d'amour, de fidélité et de confiance ne semble pas être là. Peut-être est-ce dûà un manque d'expérience avec le sexe féminin ? On peut avancer moult hypothèses sur ce cas clinique d'un rendu stupéfiant dans sa crédibilité. A aucun moment, El ne va sombrer dans l'abus, dans le faux et l'exagération et même la séquence du clocher sera faite afin de coller au plus près du réalisme. Mais ce n'est pas tout !
On sait Buñuel très féroce dans sa critique de la bourgeoisie cléricale. On sait que le christianisme valorise l'amour de son prochain, le mariage et sa pérennité, ainsi que le respect de la femme. Fréquentant l'Eglise, il ne met pourtant pas en pratique le moindre point de l'idéologie du mariage qui doit se fonder sur la confiance et le respect de l'autre. Une thématique dénonçant l'escroquerie spirituelle de bourgeois hypocrites se réfugiant dans une religion qu'ils ne vénèrent en aucun cas.
L'avant-dernière séquence est le point culminant, prouvant toute la subversion de son réalisateur. Alors en pleine messe, Francesco est assailli par d'agressives hallucinations où il fantasme que toutes les personnes dans l'assemblée rigolent de lui. Cela débouchera sur un curé qu'il tentera d'étranger alors qu'il est en plein office. Au vu de l'âge avancé du film, nul doute que El en aura bouleversé, voire scandalisé plus d'un. Représentation parfaite de la folie d'un ersatz de chrétien misogyne et teigneux, la critique est focalisée droit sur lui. Si la critique est perpétuelle chez Buñuel, il parvient chaque fois à la retranscrire de manière différente afin de ne jamais dériver vers un bouillon resucé jusqu'à la moelle. Quand bien même, le scénario de El n'aura d'utilité que pour la relation du couple car les histoires d'avocats de Francesco sont mal développées et donc absolument inutiles.
Un peu dommage de ne pas avoir étayé un peu plus cette seconde intrigue, quitte à prolonger un film de courte durée se suivant de toute façon sans ennuis.
Buñuel a toujours su accorder une grande place à l'esthétique et El ne déroge pas à la règle. Si l'on ne bave pas devant l'écran, on reste tout de même très admiratif de la qualité exemplaire de l'image et de son noir et blanc d'un beau contraste. Dans la manière de filmer, c'est aussi du bon boulot. Pour ce qui est de la bande son, je dois avouer l'avoir trouvé assez inexistante, morne et ne touchant pas les tympans qui fait que l'on y sera attentif. Enfin, les acteurs se débrouilleront de manière admirable. Cela concernera bien sûr Arturo de Córdova incarnant à merveille ce fou dangereux de Francesco bien éloigné du raffinement bourgeois. Delia Garcés est tout autant impeccable dans la peau de cette Gloria oppressée par un mari aliéné. Le reste des personnages, s'ils interpréteront très bien leur rôle, seront sans trop de surprises éclipsées. On mentionnera Aurora Walker, Carlos Martinez Baena, Manuel Dondé ou Rafael Banquells.
En conclusion, si El n'est pas le métrage de Buñuel qui marquera le plus les persistances rétiennes, il n'en demeure pas moins une franche réussite interpellant le cinéphile sur les dangers d'un tumulte apocalyptique de ressentis paranoïaques. Il ne met pas seulement en scène un bourgeois ayant sombré dans les géhennes mentales mais l'analyse sous toutes ses coutures. Chaque mouvement, chaque expression faciale sera filmée, ce qui affirme davantage l'esprit du documentaire. Un choix de mise en scène judicieux, bien que hautement casse-gueule, confirmant la vision avant-gardiste d'un cinéaste en avance sur son temps. Dommage que l'intrigue adjacente n'ait pas mieux été développé, sans quoi El se serait rapproché des meilleurs long-métrages de son auteur.
Quoiqu'il en soit, la pellicule ne peut que susciter moult interrogations sur nos rapports, pas seulement sociaux, mais sentimentaux. Ce serait pisser dans un violon que de dire qu'un couple ne fonctionnera que s'il y aura une entente mutuelle et de cette entente doit germer irrémédiablement confiance et respect. Sans quoi, la relation sera systématiquement vouée à l'échec, sans possibilité d'émancipation des deux parties. Loin d'un récit fantasmé, El peut se visualiser comme un signal d'alerte envers ces femmes maltraitées, soumises à un patriarcat devenu psychopathique et pervers, se plaisant d'exercer sa force physique sur la femme. C'est ce qui en fait, en fin de compte, son trait si bouleversant. Un constat amer mais véridique qui nous fait réfléchir. Une oeuvre d'introspection mentale que tous les couples devraient voir une fois dans leur vie pour, soit sauver leur couple ou, soit anticiper un effet de bombe à retardement qui ne pourra mener qu'à des conséquences funestes.
Note : 15/20