Genre : Drame, thriller, guerre
Année : 1964
Durée : 1h52
Synopsis :
Guerre Froide. Après une erreur technique, un avion américain est envoyé bombarder Moscou en Union soviétique, avec aucune possibilité de rappel.
La critique :
Comme je l'ai dit bien avant, si j'ai choisi la voie de la chronique d'une plus grande quantité de films trash et/ou expérimentaux pour l'année 2019, ne comptez pas sur moi pour tourner le dos et réfuter mes fondamentaux. Ceux qui me suivent depuis plus ou moins longtemps savent que le film en noir et blanc est mon péché mignon. Impensable donc que de ne plus vous présenter des films de cet acabit. Et pour se faire, c'est un poids lourd que je vous présente aujourd'hui. Inutile de vous présenter en 2019 Sidney Lumet, réalisateur américain ayant marqué de son doigt d'or le cinéma. Celui-ci, ayant officié dans le registre du thriller et film à suspense, a accouché de nombre de pellicules cultes et absolument incontournables pour tout cinéphile qui se respecte.
On pense bien évidemment àDouze Hommes en Colère, son film le plus connu. Mais pas que, on cite volontiers Un Après-midi de Chien, Network ou Serpico parmi ses métrages les plus proéminents. Il est cependant assez surprenant de voir que Point Limite, donc la pellicule chroniquée aujourd'hui, n'est pas systématiquement mentionnée quand on songe à son oeuvre. Pourtant, c'est peu dire que, en dépit d'une certaine indifférence au moment de sa sortie, ce film a progressivement gagné ses galons avec le temps jusqu'à atteindre le prestigieux titre de film culte.
Régulièrement placé parmi les meilleurs huit-clos et les meilleurs films de suspens, il conforte la réputation durable de son géniteur, en dépit d'un petit conflit de cinéastes. En effet, en l'an de grâce 1964, un grand classique à venir sortait. Son nom : Docteur Folamour. Alors sur le tournage de son nouveau bébé, Kubrick, en apprenant l'existence du sujet très similaire tourné par Lumet, intenta un procès pour plagiat. Procès qu'il gagna et qui vit la Columbia récupérer les droits du film concurrent. Cet événement verra la sortie retardée de Point Limite (octobre 1964), éclipsé par le retentissant succès du film de Stanley, sorti en janvier 1964. On suppose que les deux messieur ne s'entendront, dès lors, plus très bien par la suite. Il est aussi bon de mentionner que la chaîne nord-américaine CBS diffusa en 2000 le téléfilm au nom éponyme réalisé par Stephen Frears, remake du film originel, auréolé d'un casting de prestige avec Georges Clooney, Harvey Keitel, Noah Wyle, Don Cheadle et Richard Dreyfuss. Contre toute attente (mais sans doute grâce au casting, on ne va pas se le cacher), le remake fera aussi forte impression. Ne l'ayant pas encore vu pour l'instant, je ne pourrai effectuer aucune comparaison entre les deux.
ATTENTION SPOILERS : Guerre Froide. Après une erreur technique, un avion américain est envoyé bombarder Moscou en Union soviétique, avec aucune possibilité de rappel.
Point Limite s'inscrit donc dans la thématique spinescente de cette fameuse Guerre Froide ayant terrorisée l'Occident, persuadée qu'une guerre atomique sonnerait le glas d'une humanité se remettant tout doucement de la World War 2. Et comme nous sommes censés le savoir, 1964 était une année comme tant d'autres imbriquées dans cette épopée où paranoïa était monnaie courante, face à la "menace rouge" comme certains le scandaient. Evidemment, un tel contexte était synonyme d'exploitation pour le cinéma désireux de retranscrire la tension et la peur ambiante, parfois en bien, parfois en mal. Un prolongement très net apparaît dans le cadre d'une virulente opposition face à ce que certains considéreraient comme la dernière guerre de l'humanité, périssant sous ses propres armes à la puissance incommensurable. En 1965, le terrifiant La Bombe choqua la population par sa retranscription horriblement réaliste des ravages d'une guerre nucléaire. Alors que Docteur Folamour s'inscrivait dans la comédie sarcastique, dénonçant l'absurdité d'une telle escalade, Point Limite s'ingénie autour d'un huit clos beaucoup plus sérieux axé sur une technologie dépassant l'homme.
Difficile de retrouver une similarité entre ces deux films et encore moins d'aller jusqu'au plagiat. Le centre névralgique du film n'est pas tant soit la guerre à venir mais le déclencheur de celle-ci. Amusant car ça ne sera pas l'homme qui la lancera mais bien un programme informatique pionnier de surveillance entièrement informatisé et destiné, d'une part, àéviter toute erreur humaine et à répondre systématiquement à toute éventuelle attaque.
Alors qu'un sénateur est envoyé au centre de commandement militaire, le système se met en alerte en réponse à un objet non identifié pénétrant l'espace aérien américain. Une occasion rêvée pour l'Etat-major de prouver l'efficacité de son dispositif et de la juste utilisation du budget accordéà la Défense. Cependant, un court-circuit inexpliqué fera que le niveau d'alerte ne baissera pas alors que le danger ait étéécarté. C'est le début du basculement dans un engrenage chaotique voyant des avions portant des bombes atomiques envoyés droit vers Moscou. Par respect pour le lecteur, je ne m'étendrai pas trop davantage sur la suite des événements car Point Limite ne mérite pas d'être raconté mais doit se vivre pleinement. Je l'ai dit dans le paragraphe au-dessus, Lumet, par l'entremise de son sujet, dénonce avec virulence la débilité du commandement militaire dépassé par la technologie qu'il a lui-même conçu. Soi-disant, avec pour but de prévenir toute boulette humaine, elle repoussera les militaires dans des retranchements auxquels ils n'avaient jamais été préparés. Ils n'ont désormais plus le contrôle de leurs machines et toute intervention visant à rappeler le convoi volant est vouée à l'échec.
Chaque kilomètre passé voit se pointer le spectre prégnant d'une guerre totale amorcée indirectement par les militaires américains. En parallèle, certaines personnalités peu orthodoxes des plus haut gradés militaires élaborent des théories indécentes pour statuer sur la suite des événements. Le sénateur en question, personnage proprement imbuvable, voit là l'occasion rêvée pour l'Amérique d'imposer la domination capitaliste sur le communisme soviétique.
Peu importe les morts qu'il en coûtera, il faut se débarrasser de l'influence soviétique et promouvoir la toute puissante hégémonie américaine qui imposera son modèle économique au niveau planétaire. Et pour en rajouter une couche, les calculs seront au rendez-vous pour mesurer l'impact démographique du chaos potentiel, le nombre de têtes nucléaires en stock dans un bureau déconnecté de la réalité du terrain. Véritable critique des institutions politiques et de la course à l'armement qui ne fait qu'empirer une situation pas franchement enviable, le tout va jouer pour beaucoup dans un rapprochement forcé entre le président américain et le président russe. Il est un fait évident que leur partie d'échecs voient leurs pièces s'avancer sur un échiquier qu'ils ne contrôlent plus.
Aux yeux de Lumet, la guerre ne peut être évitée que par une alliance entre ces deux ennemis pour réfréner l'extinction civilisationnelle. Il y a une dimension pacifiste qui surgit de Point Limite, afin de balayer le bellicisme qui ne peut conduire qu'au massacre. Bellicisme typiquement américain dont le pays est forcément ciblé en premier, bien que les soviétiques ne soient pas exempts de tout reproche dans l'histoire.
Si certains pourront rétorquer l'hypothèse d'un propos dépassé, il n'en est rien. Point Limite est parfaitement ancré dans son contexte historique mais son discours est intemporel. Si les armes nucléaires sont une malheureuse réalité, c'est la vision proprement anti-conflit qui est mise en fer de lance. Les politiques gangrénées et déshumanisées, un Etat-major non préparé. Il n'y a qu'à voir cette séquence d'un haut gradé perdant ses moyens, sombrant dans un délire paranoïaque, forcé d'être évacué par des gardes. Et puis, ce président se devant de coopérer le plus possible en compagnie de son traducteur, prostré devant le très célèbre téléphone rouge.
Autant le dire, Point Limite n'a en aucun cas usurpé sa place parmi les meilleurs films à suspense de l'histoire du cinéma. Lumet nous place dans une situation d'inconfort permanent avec ses personnages, tout aussi stressés que nous dans un scénario mené tambour battant au point qu'il faille se mettre des gouttes dans les yeux à la fin du visionnage, tant les clignements oculaires se feront rares. Nul besoin de dire que les 2h passeront comme si la durée était divisée par deux. On reconnaît la patte si érudite d'un homme qui nous avait tenu en haleine, déjà en 1957, avec Douze Hommes en Colère. Le procédé quoique plus nerveux fait toujours état d'une mise en scène tirant son énergie uniquement du scénario et des cadrages rapprochés. Pas de courses poursuites, ni d'explosions ou quoique ce soit de factice.
Car dans tout huis clos qui se respecte, la tension aboutit, en partie, de la simplicité des plans rapprochés sur le visage des personnages traduisant leurs émotions. La rapidité et la précision parachèvent un tableau absolument stupéfiant, de sorte qu'aucune seconde ne trahit un temps mort. Lumet nous présente un exemple de mise en scène que tout réalisateur se devrait de prendre exemple. La qualité de l'image ne verra pas de beaux plans à même de nous bercer les yeux. La quasi-totalité du récit se passe dans le centre de commandement, dans un bureau ou une salle de conférence où l'oppression est reine dans ces trois antichambres d'un enfer à venir. Plusieurs scènes dans cet avion maudit apporteront un dépaysement encore plus écrasant. Au niveau son, il n'y a rien, pas de musique dramatique, ni de réelle musique à proprement parler. Seule la voix des personnages compte, ainsi que leur agitation. Car le film verra sa réussite compter aussi grâce à l'interprétation magistrale de tous les acteurs.
En premier lieu, Henry Fonda toujours aussi impliqué et parfaitement crédible dans la peau de ce président angoissé cherchant des compromis à tout prix. Mention aussi àWalter Matthau qui incarne tout ce que l'Amérique n'a pas besoin en temps de guerre : un obscur va-t-en-guerre (qui n'y ira bien sûr pas car le bureau est plus confortable). Citons aussi Dan O'Herlihy, Frank Overton, Edward Binns, Fritz Weaver et Larry Hagman pour les principaux.
En conclusion, je pense qu'il n'est plus nécessaire de vous dire que Point Limite est un véritable chef d'oeuvre du cinéma, d'une remarquable noirceur, bien loin de la naïveté enjouée débile de certains films américains de propagande. Oscillant autant dans un scénario ingénieux que dans une critique subtile de l'absurdité de la guerre à tous les étages, il témoigne de l'imbécilité humaine fabriquant les instruments responsables de son propre déclin, s'étonnant ensuite des conséquences. Car quel est l'intérêt de créer quelque chose dont le seul objectif est la dissuasion ? Aucun si tout n'émergeait pas de la nature humaine se nourrissant de violence et de domination une fois qu'on lui donne un peu trop de pouvoirs. Bref, je ne peux concevoir que l'ennui ne se pointe devant un film d'une telle envergure atomisant la plupart des films s'arrogant le titre de film à suspens, avant de se clôturer magistralement, mais je n'en dirai pas plus. Ainsi, je me vois dans l'obligation de vous forcer virtuellement à visionner sans plus tarder pour les retardataires cet effroyable classique du Septième Art qui conserve toujours son même impact en 2019, alors que les conflits sont toujours aussi nombreux.
Reste à voir si la guerre atomique ne se résumera dans l'histoire qu'à un heureux fantasme ou à une effroyable réalité qui changera à jamais la face du monde.
Note : 19/20