Genre : Drame social (interdit aux - 12 ans)
Année : 1966
Durée : 2h08
Synopsis :
Monsieur Ogata, pornographe, mène une vie compliquée. Il est désespérément amoureux de sa femme, Haru, qui n'arrive pas à oublier son précédent époux décédé. Il se partage aussi entre sa maîtresse et les enfants de son épouse.
La critique :
Dans ma chronique d'Underworld Beauty, je vous annonçais cette triste nouvelle d'être bientôt à court de films du genre, amorçant alors la lente et douloureuse fin de mon long cycle consacréà la Nouvelle Vague japonaise dont je suis un illustre thuriféraire. Que les nobles lecteurs de Cinéma Choc se rassérènent car j'ai eu ce plaisir de retrouver d'autres métrages perdus, auxquels je n'avais pas pensé en rédigeant mon billet précédent. Une incoercible frénésie qui m'amène à vous dire que je n'en ai pas terminé avec vous et que, avec celui-ci, trois autres pellicules sont encore à venir. Mais je peux encore me tromper ! Toutefois, n'allez pas croire que tous les films de ce courant, que j'ai visionnés le sourire béat aux lèvres, aient été abordés ici même. En effet, vous devez vous douter que certains ne rentraient tout simplement pas dans les codes du blog. Des titres comme Le Lac des Femmes, Promesse, La Fin d'Une Douce Nuit ou Aveux, Théories, Actrices restent en désaccord avec les termes clairs de Cinéma Choc. Normalement, c'était dans cette catégorie des rejetés que je pensais inclure Le Pornographe, réalisé par Shohei Imamura. Les laudateurs du cinéma nippon doivent très certainement le connaître puisqu'il est une figure phare de la Nouvelle Vague japonaise. Mieux encore, il est à ce jour le seul japonais à avoir remportéà deux reprises la prestigieuse Palme d'Or du Festival de Cannes pour La Ballade de Narayama et L'Anguille. De quoi susciter l'irrémédiable intérêt sur le bonhomme !
Jadis, je m'étais penché sur lui en chroniquant L'Evaporation de l'Homme qui m'avait fortement laissé sur ma faim, suivi de La Vengeance est à Moi qui remontait le niveau, nonobstant le manque de ce petit truc qui me fait vibrer. Mais Taratata est du genre à persévérer et à croire qu'il saura être charméà un moment ou à un autre par un cinéaste, surtout s'il se vante d'un pareil pedigree ! C'est donc avec Le Pornographe que je réitère cela. Et pour cause, autant vous dire d'emblée que c'est à un titre pour le moins polémique que je m'attaque. Honnêtement, je pensais qu'il n'allait pas avoir suffisamment d'arguments pour bénéficier d'un billet dans nos colonnes, m'attendant à un film d'amour un poil plus couillu. Mais il n'aura pas fallu longtemps avant que je me dise que passer outre serait une bien grave erreur tant il est empreint d'une irrévérence forte qui n'a rien perdu de son impact un peu trop frontal.
Tiré du vénéneux roman Les Pornographes d'Akiyuki Nosaka qui avait déjà bien fait parler de lui à l'époque, on en parle comme du film le plus connu d'Imamura en dehors du Japon. Enfin, de làà penser qu'il est un incontournable citéà toutes les sauces comme les emblématiques de Kurosawa est un tantinet un peu trop exagéré. On connaît le snobisme de certains envers la Nouvelle Vague japonaise et son incompréhensible confidentialité. Erreur que je tiens à rectifier depuis maintenant un peu plus de 2 ans.
ATTENTION SPOILERS : Monsieur Ogata, pornographe, mène une vie compliquée. Il est désespérément amoureux de sa femme, Haru, qui n'arrive pas à oublier son précédent époux décédé. Il se partage aussi entre sa maîtresse et les enfants de son épouse.
A fortiori, rien qui ne vaille au premier abord l'engouement et l'évidente nécessité d'en parler sur le site. Mais c'est sans compter sur un Shohei Imamura visiblement très en forme et qui n'a pas froid aux yeux que nous allons connaître une expérience inouïe d'avant-gardisme. Exit le puritanisme de Yasujiro Ozu et de Mikio Naruse qui glorifiaient la famille dans un classicisme gentillet de mise en scène. Ici le réalisateur ne se gêne pas pour faire voler en éclats la structure familiale. Ogata est un coureur de jupon qui batifole entre deux femmes. L'une est mariée à lui, tandis que l'autre est seule. Aucun cliché qui soit dans cet environnement déjà anxiogène de base.
Le sous-titre "Introduction à l'anthropologie" donne explicitement le ton. Le Pornographe est une étude scientifique de l'homme, des comportements humains dans une époque d'après-guerre où le Japon fait face à des bouleversement sociaux et l'avènement du capitalisme porté par l'ingérence américaine. Le miracle économique que l'on pense bénéfique, intègre et irréprochable n'en est qu'une satire noire qui a vu les activités douteuses proliférer et notamment la vente de films pornographiques généralement dissimulés sous le manteau. En parallèle, les activités criminelles se sont aussi démocratisées. Au sein de toutes les strates sociétales et professionnelles, une avancée a eu lieu. Une avancée que n'a pas su réguler efficacement le gouvernement perdant le contrôle de ses éléments dévoués à leurs pulsions primaires.
L'analyse va être faite sur l'homme et ses rapports avec le sexe qu'il voit comme un moyen de subsistance indispensable, avec manger, pour son bien-être mental. Il est un instrument qui l'amène au bonheur. L'envie charnelle n'est plus cet acte basé sur l'amour de deux êtres et n'a plus non plus l'idée de reproduction. Le sexe s'est transmué en un nouvel outil de consommation où profit et rentabilité en sont des composantes indispensables à la prospérité du métier illicite de téméraires aventuriers. Ces films se monnaient en douce à destination de riches clients dont les fantasmes parfois inavouables se réalisent devant la caméra. Pour Ogata, cela lui permet de subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille. La fornication est elle aussi frappée du sceau du capitalisme faisant de cet homme apparemment bien sous toutes coutures un marchand de plaisir ou du moins de chair.
Le plaisir se vend sous un manteau où les inégalités sociales sont une cruelle réalité car tous n'ont pas accès à ce marché peu scrupuleux. Alors que l'essor économique était censé donner une impulsion positive de progrès et d'émancipation intellectuelle de l'Homme, c'est son retour à ses pulsions archaïques qui le font sombrer dans les affres d'un voyeurisme pathologique dont il a pleinement conscience sans en être plus dérangé que cela. "Rien de plus important pour l'homme que de manger et baiser" après tout, disent-ils annihilés mentalement par un hédonisme dépravé.
La notion de réalisateur est, par la même occasion, détournée. Vu comme le scientifique du Septième Art ou tout simplement un esthète au service de l'art, il en est venu à bafouer l'art cinématographique au nom de son propre intérêt et des satyriasis de ses clients. L'interdit doit être mis sur pellicule coûte que coûte sans quelconque velléité artistique. Les tournages se font dans la clandestinité au sein des bas-fonds de la civilisation, à l'abri des regards indiscrets qui pourraient potentiellement nuire au bon déroulement du film. La caméra devient l'acteur principal captant le moment. Elle est l'instrument de pouvoir asservissant les femmes devenues femmes-objets.
Elle est la source du voyeurisme des acteurs du terrain. Le désir de puissance ressort et l'homme devient le dominant l'espace d'un instant sur le sexe opposé. Toutefois, pensez bien que cette pornographie est suggérée. Le spectateur, naturellement renvoyé au statut de voyeuriste, établit un lien de connivence perverse avec Ogata en l'assistant dans ses projets. Cette faculté de faire du cinéma obscène dans le cinéma n'en est que plus intense.
Et c'est là que nous rentrons dans toute la dimension perturbante de Le Pornographe parvenant à susciter encore le malaise en 2019. Ogata, le marchand de chair, ne peut rien refuser à ses clients tant que ceux-ci allongent le précieux pécule. Toute la bassesse humaine va émerger de ce monde interlope vouée à la criminalisation des fantasmes honteux cannibalisant pas seulement les demandeurs mais aussi les fournisseurs qui adhéreront à leurs délires. Entre le désir incestueux, la pédophilie, la prostitution et la misogynie, le cinéphile en prendra plein dans la gueule via un Imamura poussant très loin le bouchon de la provocation. Ce sentiment d'être souillé au sortir du visionnage est tout aussi inavouable que ce que partagent certains clients.
Plusieurs scènes emblématiques mettent en exergue la folie ambiante. Les dissertations sur l'inceste de pères trouvant normal ce rapprochement avec leurs filles car il y a des milliers d'années, cela se faisait (renvoi évident à la régression civilisationnelle). On ne pourra qu'être choqué devant cette séquence d'asservissement sexuel d'un père sur sa fille handicapée de surcroît. Et puis, Ogata finissant par nouer une liaison avec sa belle-fille de 15 ans quasiment vendue par sa propre mère. Difficile que de ne pas être perturbé quand celle-ci lui demandera un baiser langoureux. On voit Ogata partagé entre son obsession érotique et la crainte d'être pris en flagrant délit. Et pourquoi ne pas parler de ce richissime vieillard voulant être le premier homme au lit d'une femme ? Vous saviez que le raccommodage pour redevenir "vierge" existait pour cela ? En gros, tout y passe pour notre plus grand bonheur, si je puis dire.
La névrose atteindra son paroxysme dans la dernière partie du film où le capitalisme a finalement conduit à la totale déshumanisation de l'être. Celui-ci estime ne plus avoir d'attache à l'humanité car il détient tous les outils technologiques pour réaliser ses propres désirs intimes et jouir sans entrave. L'un des collaborateurs d'Ogata tiendra ces termes "On veut tous quitter la race humaine. On veut tous être libre !". Cette prétendue liberté n'étant autre que cette outrancière désolidarisation pour sombrer dans un individualisme autodestructeur. Il n'y a plus besoin d'établir des rapprochements avec les autres. Ce nouveau mode de vie découlant encore une fois des travers les plus sordides du capitalisme, bon dans son essence mais incontrôlable entre les mains d'un bien grand nombre.
Et c'est là que l'on voit à quel point Imamura avait vu juste sur le devenir de notre civilisation et son marché sexuel de plus en plus absurde et malsain. Un marché commençant à vouer un culte de la machine. Un artéfact humain sans âme apparentéà rien de plus qu'un fantasme fabriqué remplace la femme réelle. La caméra laisse place au robot immobile incarnant l'aboutissement de l'homme libéré de toute contrainte, n'ayant plus de compte à rendre à personne. La machine a supplanté l'humanité et l'authentique désir charnel qui faisait de nous des hommes doués de conscience et d'éthique. Des hommes finalement dénués de toute humanité, réduits à des entités aliénées par leur insanité mentale, courant après des chimères.
Autant dire que le visionnage marque et qu'il faudra, pour certains, savoir décanter leurs premières impressions au sortir de la séance. Le Pornographe n'est pas du tout un film qui se juge à chaud. Il doit mûrir dans notre esprit, être étroitement analysé pour alors en recueillir toute sa substance aussi dérangeante soit elle. Et ce ne sont pas les caractéristiques techniques qui mineront la qualité incomparable de ce métrage. L'image est d'une remarquable qualité par le biais d'un superbe noir et blanc. Très malin et insidieux dans sa mise en scène, Imamura multiplie les mises en abyme pour un résultat final nous laissant pantois. De très beaux plans sont à noter. Au niveau du son, on reste sur quelque chose de rudimentaire mais tout aussi efficace.
Enfin, les acteurs se débrouilleront tout à fait correctement sur tous les plans sans pour autant nous offrir des prestations d'anthologie. Shoichi Ozawa revêt à merveille les traits d'un homme comme les autres qui semble être un rouage sans histoire d'une époque d'après-guerre. Pour le casting restant, nous avons Ko Nishimura, Sumiko Sakamoto, Masafumi Kondo, Keiko Sagawa et Haruo Tanaka pour les principaux.
Ainsi s'achève cette chronique portant sur l'un des films les plus profonds de la Nouvelle Vague japonaise qui m'ait été donné de voir jusqu'à présent. Les mots manquent pour décrire une telle richesse de second niveau de lecture tel que le film mériterait amplement une analyse beaucoup plus détaillée. Imamura, en auguste précurseur, nous délivre sur un plateau d'argent un regard amer sur la situation du marché sexuel en 1966 et de celui à venir en contant l'histoire d'Ogata, figure démiurgique de son époque, mettant ses services pour satisfaire les desiderata d'hommes n'accordant plus d'importance à l'essence même du coït. Inutile de ratiociner davantage sur cette épopée anthropologique d'un sexe masculin honteux et vulgaire qui ne peut laisser indifférent. Alors que je m'attendais à un simple métrage, c'est avec une claque dans la gueule que je ressors comblé, choqué même par un jusqu'au boutisme tel que j'émets de sérieux doutes sur la possibilité de créer un tel film chez nous en 2019.
Alors, il est vrai que l'on pourra prétexter une fluidité scénaristique en dents-de-scie mais l'essentiel est qu'Imamura ait tapé juste là où il faut et avec force. Le Pornographe pourrait-il se voir comme annonciateur de l'extinction totale de la concupiscence charnelle ? Les robots sexuels fleurissant au Soleil Levant semblent obliquer dans ce sens mais jusqu'à quel point ?
Note : 17,5/20