Genre : Comédie dramatique, inclassable
Année : 1988
Durée : 1h37
Synopsis :
Aleksei Varakin est un ingénieur moscovite, envoyé en mission dans une petite ville de province. Il n’a qu’une idée en tête, accomplir sa tâche au plus vite et retourner à Moscou. Mais dans cette bourgade, Aleksei se retrouve aux prises d’événements absurdes et inexplicables.
La critique :
Il y a des jours comme ça où vous vous dites : "Tiens, et si je me matais un film what the fuck aujourd'hui ?". Tout le monde sur ce blog a dû, plus d'une fois, avoir cette réaction. Il est vrai qu'un film inclassable et/ou expérimental n'est pas le genre de truc facile à chroniquer ou à recommander. En effet, quand on n'est pas cinéphile, dur que de rentrer dans le délire. Je crois, personnellement, qu'il faut avoir ce petit truc au fond de soi : un genre de mélange entre curiosité et ouverture d'esprit pour se lancer dans le truc. Avant même mes 18 ans et mon entrée dans la passion du cinéma, Eraserhead me court-circuitait les neurones. Chose amusante, j'avais adoré l'expérience.
Par la suite, toute une pléthore de pellicules plus ou moins confidentielles me permirent d'affirmer un intérêt pour ce Septième Art différent, adepte de proposer quelque chose de différent. La Russie n'a pas eu son pareil pour se lancer dans l'aventure. Déjà en 1929, Dziga Vertov avec son chef d'oeuvre, L'Homme à la Caméra, balançait son style avant-gardiste à la face du monde tout en enrichissant durablement les codes cinématographiques. Ce n'est pas pour rien que cette pellicule a été déterminante dans la création d'un véritable vocabulaire cinématographique. Par la suite, et ce dans un tout autre registre, Iskanov terrifia le public avec son style singulier austère (Nails, Visions of Suffering) quand il ne déviait pas carrément dans l'ultra-trash avec son fameux Philosophy of a Knife.
Loin de m'aventurer dans ces eaux-là, je suis tombé par pur hasard sur un métrage extrêmement peu connu du nom de Ville Zero (ou La Ville Zéro, c'est vous qui choisissez). Le réalisateur derrière ce projet s'appelle Karen Chakhnazarov, qui a su bénéficier, au détriment d'une grande confidentialité, de plusieurs sélections cannoises et de quelques récompenses internationales. Peut-être connaissez-vous ses oeuvres telles que The Vanished Empire, Le Garçon de Course ou encore L'Assassin du Tsar. Dernièrement, sortit en 2017 Anna Karenina : Vronsky's Story. Sinon quoi dire de plus ?
Eh bien pas grand-chose si ce n'est que nous pouvons émettre des soupçons comme quoi Cinéma Choc serait le premier blog (français tout du moins) à bénéficier d'une chronique de cette oeuvre obscure. Son extrême rareté jouera beaucoup sur l'indisponibilité pour certains rares cinéphiles à vouloir le visionner sur DVD. Miraculeusement, YouTube a pu nous gratifier d'une version complète du film en VOSTFR. Cette alternative gratuite et tout à fait légale résulte du choix de la société de production Mosfilm. Donc, pour les intéressés ayant lu la chronique, vous savez où aller.
ATTENTION SPOILERS : Aleksei Varakin est un ingénieur moscovite, envoyé en mission dans une petite ville de province. Il n’a qu’une idée en tête, accomplir sa tâche au plus vite et retourner à Moscou. Mais dans cette bourgade, Aleksei se retrouve aux prises d’événements absurdes et inexplicables.
Au moins, Chakhnazarov peut se targuer de nous avoir refourgué un synopsis suscitant une implacable curiosité en notre fort intérieur. De fait, il va s'axer sur la thématique de la ville cinglée que certains, avant lui, ont exploité. On pense bien sûr au chef d'oeuvre The Wicker Man qui nous plongeait en pleine neurasthénie mentale avec ces villageois adeptes de cultes païens obscurs et criminels. Loin de ce genre d'hostilité, le cinéaste va dérouler un récit moins âpre mais qui a le mérite de créer la surprise. Le film démarre directement sur un quai où notre ingénieur, Varakin, est envoyé dans cette ville sans nom pour une discussion sur des climatiseurs fournis par la ville qui ne sont plus aux normes de l'entreprise. Pour l'objectif passionnant de la mission de notre envoyé, vous repasserez. De prime abord, tout a l'air calme et silencieux. Une ville à l'aspect rudimentaire et tout à fait commune.
Et puis, Chakhnazarov nous surprend de suite lors de cette séquence où Varakin se retrouve confrontéà une secrétaire entièrement nue effectuant son travail sans que personne ne soit étonné. Désappointé par cette surprise de taille l'ayant permis de se rincer l'oeil bien comme il faut, il est accueilli par le patron de l'usine, complètement amorphe comme s'il était sous injection permanente de morphine. Là, il se rend compte que, depuis deux ans déjà, l'usine n'a plus d'ingénieur en chef et que personne ne s'en était aperçu.
Varakin, aussi perturbé que nous, ne sera pas au bout de ses surprises lorsqu'il se retrouvera confronté au cuisinier qui se suicide devant lui parce qu'il n'a pas voulu goûter le gâteau qu'il lui avait préparé spécialement pour lui. "Qu'est-ce que c'est que ce bordel ?", voilà sans nul doute la phrase qui finira par, tôt ou tard, surgir dans notre esprit. Cet acte grotesque offrira un fil conducteur àVille Zero où l'ingénieur sera impliqué dans cette bien étrange affaire. Meurtre ou suicide ? Le mystère reste entier alors qu'il lui est interdit de sortir de la ville. Ce qui est visiblement impossible, en raison des culs-de-sac sur les routes, d'une gare déserte et d'un service de bus fermé.
Ce piège à ciel ouvert peut s'amorcer et Varakin deviendra bien vite la nouvelle coqueluche, suscitant les intérêts de personnalités importantes de la ville. L'enquête policière dévie tout aussi vite dans l'absurde quand Varakin se devra de passer pour le fils du cuisinier pour une soi-disant stabilité sociale. Alors que l'enquête piétine et ne semble pas évoluer, il découvre un véritable mythe entourant ce cuisinier qui brisa, autrefois, les conventions en dansant sur du rock en pleine soirée avec sa partenaire.
A l'aune de cette folie scénaristique, difficile que de ne pas être intéressé par un tel résultat. Reconnu pour son anticonformisme notoire et son humour féroce mais jamais gratuit, Chakhnazarov n'hésite pas à larguer quelques menues diatribes sur les dérives du socialisme soviétique pris au pied de la lettre. Des dérives qui n'ont pas su amener une certaine cohésion sociale mais bel et bien une véritable dictature, bridant les libertés individuelles. A travers ce mythe saugrenue du cuisiner, c'est une jolie parabole sur la répression des moeurs qui est faite. Pire encore vu que le rock trouve ses origines aux USA, ennemi juré de l'URSS. Le régime politique est illustré comme faux et éloigné de l'essence originelle du véritable socialisme. Mais pas que vu qu'il pousse la satire jusqu'à l'absurde avec cette vision macabre de la société soviétique, semblant rendue folle. Folle à cause du socialisme d'état ?
L'idée serait de mise de voir une métaphore d'une URSS semblant être un gigantesque hôpital psychiatrique à ciel ouvert. Un pathétique résultat final si on se rappelle des fondements du communisme.
Sous de virulents sarcasmes, impossible de ne pas songer à l'influence notoire de Buñuel et son goût prononcé pour le surréalisme. On a pu observer ce même résultat avec le microcosme étrange de Le Charme Discret de la Bourgeoisie. On pourrait aussi se risquer àétablir des liens avec David Lynch via ce mystère latent et des personnages tous plus étranges les uns que les autres. En soit, le cinéaste a de solides inspirations mais on ne peut se risquer à dire qu'il peut leur tenir la dragée haute. Ca serait pisser dans un violon que de vous dire que Ville Zero n'est pas le métrage le plus accessible du monde mais il y a quelques défauts qui risquent d'agacer sur la durée.
Le principal défaut proviendra du fait que l'extravagance géniale peut s'essouffler sur certains points, faisant perdre ce charme si atypique. A ce niveau, on aurait tendance à dire que les 97 minutes de bobine auraient méritées d'être quelque peu raccourcies vu certains passages à vide n'apportant finalement que peu de chose. Certes, le film se suit bien et on apprécie cette sordide histoire entourant cette ville zéro. L'ambiance aidera à rehausser le tout, à mi-chemin entre le comique et l'inquiétant.
De plus, un autre point de grande qualité s'attribuera à une esthétique raffinée et colorée s'inscrivant dans le pur style lynchien. Un grand effort a été effectué sur les décors où l'impression de claustrophobie se mâtine avec une certaine extase graphique. La caméra est habilement maniée et sait mettre en valeurs les paysages environnants en jouant sur la luminosité. La bande son pourra faire rajeunir certains avec l'un des tracks cultes d'Elvis Presley dont je ne me rappelle plus le titre (ma génération ayant grandie avec Sean Paul, T.A.T.U ou les Pussycat Dolls. J'avoue que le niveau n'est pas le même).
Enfin, l'interprétation de Varakin par Leonid Filatov pourra faire grincer des dents car son charisme frôle celui d'une chenille. Le reste du casting s'en sortira pas trop trop mal. On citera Vladimir Menchov, Armen Djigarkhanian, Oleg Bassilachvili ou Evgueni Evstigneïev.
Je ne vous apprendrai, dès lors, pas que Ville Zero est ce genre de pellicule surprenante de par sa réalisation effrontée où l'on ressent que le réalisateur est un véritable passionné qui s'est fait plaisir avec ses acteurs durant le tournage. Partant d'un postulat de départ rudimentaire, Chakhnazarov se construit un style singulier, amusant le spectateur devant l'audace narrative où l'enquête en forme de charade se mêle à un véritable culte du rock. On se retrouve devant une belle critique du pouvoir soviétique vivant alors ses dernières heures en prenant comme illustration l'histoire plutôt atypique d'une petite communauté vivant à sa façon sa propre révolution capitaliste et ses propres batailles, confrontant à l'aube d'une ère nouvelle sa fierté nationale, ses valeurs européennes et son désir de s'ouvrir au monde. Le rock symbolisant justement l'ouverture au monde et incarnant ce renouveau de paix, ce rapprochement avec la "nation maudite" de l'URSS. Si quelques soucis entravent la projection, nous obtenons un long-métrage méritant d'être reconnu et qui peut s'enorgueillir de séquences mémorables à l'instar de ce procureur fondant en larme parce qu'il n'arrive pas à se suicider avec son pistolet, visiblement, enrayé.
Un pur produit inclassable plaisant, divertissant mais impossible à noter. Une bouffée d'air frais sans aucun équivalent observé. Une délicieuse bizarrerie transpirant la vodka.
Note :???