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Persona (Peut-on vivre librement sans parler ?)

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Genre : Drame, thriller

Année : 1966

Durée : 1h23

 

Synopsis :

En plein milieu d’une représentation, la comédienne Elisabet Vogler perd l’usage de la parole. Après un séjour dans une clinique, elle s’installe quelque temps sur l’île de Fårö avec son infirmière, Alma. Les deux jeunes femmes vont alors nouer une grande complicité qui va pousser Alma à se confier. Mais cette relation fusionnelle va très vite se détériorer.

 

La critique :

Il est un fait indiscutable que nombre de réalisateurs ont su acquérir leurs lettres de noblesse à un point tel qu'ils sont unanimement considérés comme des génies du Septième Art, des artistes immanquables si l'on veut se considérer comme cinéphile. Il serait superfétatoire de proposer une liste exhaustive mais il ne fait aucun doute qu'Ingmar Bergman fait partie de cette caste VIP, suscitant les éloges et autres louanges du monde cinématographique. Le sieur suédois peut s'enorgueillir d'une indiscutable réputation à l'international. Pourtant, il fut bien malgré lui l'un de ces artistes incompris qui a divisé un tant la critique dans son pays natal. De manière un peu (beaucoup) hypocrite, les critiques suédoises réservées firent leur traditionnel retournement de veste en voyant la notoriété grandissante de Bergman qui, dans le même temps, récolta une plus grande liberté de création.
Nous pouvons remercier surtout Le Septième Sceau et Les Fraises Sauvages pour cela. Néanmoins, les désagréments engendrés par Mai 68 l'impacteront puisqu'il est vu alors comme une figure du passé. Ostracisé, marginalisé dans le milieu culturel, il est chassé du Conservatoire suédois d'art dramatique où il enseigne mais, fort heureusement, les pépites s'enchaîneront jusqu'à l'âge fatidique de 89 ans où il meurt le même jour que Michelangelo Antonioni, une autre figure importante du cinéma. 

Par le passé, Cinéma Choc s'est bien évidemment intéresséà ce sire en chroniquant plusieurs de ses oeuvres, notamment La Source, Scènes de la Vie Conjugale et dernièrement L'Heure du Loup, chroniqué par moi-même dans ma grande stupéfaction de n'en avoir jusqu'à présent abordé aucun. Suite à cela, il était pour moi inenvisageable que de ne pas prendre le train en marche pour avancer dans ma découverte de sa filmographie. C'est après une courte durée que je revins avec ce qui peut décemment s'apparenter comme l'un de ses grands chefs d'oeuvre, j'ai nomméPersona. A mon grand regret car il est évident d'une part que traiter d'un tel film n'est pas chose aisée en raison de sa profondeur métaphysique et d'autre part que sa célébrité et le panégyrisme des cinéphiles envers ce métrage nécessitent d'être le plus professionnel possible.
Qui plus est quand on a un tel monument fréquemment classé parmi les meilleurs films de tous les temps. Qui l'aurait cru, pourtant, que ce projet allait naître d'un délire du cinéaste cloué sur son lit d'hôpital, frappé par une double pneumonie ? Cela est pourtant vrai et tend à confirmer que Persona est une fois de plus une oeuvre très personnelle de son géniteur. Mais trêve de bavardages et entrons un peu plus dans le vif du sujet, vous, moi et mes neurones prêts pour une nouvelle séance de chauffage à blanc.

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ATTENTION SPOILERS : En plein milieu d’une représentation, la comédienne Elisabet Vogler perd l’usage de la parole. Après un séjour dans une clinique, elle s’installe quelque temps sur l’île de Fårö avec son infirmière, Alma. Les deux jeunes femmes vont alors nouer une grande complicité qui va pousser Alma à se confier. Mais cette relation fusionnelle va très vite se détériorer.

Mais avant de débuter l'analyse, il est plus que nécessaire de se focaliser sur le titre même du film. Un titre qui ne tient pas du hasard vu que le terme "persona" est défini par Carl Gustav Jung, médecin psychiatre suisse fondateur de la psychologie analytique, comme "la part de la personnalité qui organise le rapport de l'individu à la société, la façon dont chacun doit plus ou moins se couler dans un personnage socialement prédéfini afin de tenir son rôle social. Le moi peut facilement s'identifier à la persona, conduisant l'individu à se prendre pour celui qu'il est aux yeux des autres et à ne plus savoir qui il est réellement". Savoir ce mot est indispensable si l'on veut cerner ce que Bergman tente d'expliquer décemment. Beaucoup de choses ressortent au démarrage du film voyant cette pellicule vieillie accumulant les interférences absurdes (dessins animés, pénis en érection, diable squelettique, mygale, un mouton égorgé, des clous enfoncés dans une main). Le ton est volontairement absurde, brutal et semble renvoyer à ses films antérieurs mais aussi aux propres tourments internes du cinéaste.
Et puis, un enfant tentant de prendre contact avec le spectateur et une femme d'apparence morte qui, pourtant, va se réveiller. La coexistence de deux espaces-temps annihile les frontières entre la réalité et la fiction. Ces deux dimensions sont pleinement convergentes dans le récit central. La réalité est le monde qui se donne à voir, la société perceptible par tout un chacun en interagissant ou non avec. La fiction est l'univers du théâtre dans lequel évolue Elisabet Vogler qui, un jour, va se terrer dans un mutisme persistant sans que les médecins ne sachent pourquoi.

La raison est pourtant évidente car l'explication découle du simple titre. Elisabet Vogler a rompu ses liens avec sa persona. Son rire avant de faire voeux de silence peut se voir comme une prise de conscience suivi d'un dénigrement total envers cette philosophie de vie qu'elle perçoit hypocrite, fausse et instable. En société, l'Homme n'est pas ce qu'il est et va se forger des barrières inconscientes afin de se fondre dans le moule civilisationnel. Pourquoi ? La hantise d'être marginalisé par la foule, d'être vu comme désaxé ou malade par la pensée dominante. Elisabet voit cette communication comme trompeuse, source de mensonge, de dépersonnalisation car ce n'est plus le vrai moi que l'on utilise mais un moi entaché de faux-semblants. En se taisant et en se fermant au monde, c'est une rébellion, un défi qu'elle lance contre une réalité malmenée par des âmes influencées aux codes sociétaux abstraits qu'elles ont forgés. Où se situe la normalité dans un monde qui apparaît cruellement anormal ?
Là est la source de tous ses maux. Maux qui viennent aussi de la fiction, soit le théâtre, car être actrice, c'est aussi savoir arborer toute une litanie de masques, donc s'approprier un rôle qui ne se réfère pas au moi. En se désolidarisant de la réalité (faussée) et de la fiction (irréelle), elle converge vers une dimension alternative qui peut se décrire comme le vide où le silence est dominant. Adhérant à cette vision anachorétique, elle bouscule les acteurs de la réalité qui ne comprennent pas que l'humain, définie aussi comme créature sociale, puisse tourner le dos à ses pulsions de sociabilisation.

 

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De son côté, Alma est un produit de la réalité qui va se confronter à Elisabet, produit du vide. De manière paradoxale, la réalité va se mêler intrinsèquement et ce de manière positive au vide. On peut aisément postuler que la réalité est aussi l'existence des jugements, des critiques et des moqueries, affectant la psyché humaine. En se confiant à Elisabet, Alma échappe à cela, lui raconte ses pensées car elle voit en l'actrice une confidente qui l'écoutera toujours sans la juger. Mais ce recours semblant indispensable au vide n'est-il-pas une façon de fuir ses responsabilités, d'échapper aux critiques constructives et justifiées sur des actes néfastes ? La question mérite d'être posée. Retrouvant ce bien-être intérieur, elle réalise que ce qu'elle considérait comme une plénitude n'en est pas une sur le long terme. Persona, c'est aussi un métrage qui se pare d'une rigoureuse analyse des rapports ancestraux du couple et des mauvaises tournures que cette relation fusionnelle peut engendrer.
La domination, les rapports de force changeants, l'oppression, les tensions, les rancoeurs interindividuelles mais aussi la souffrance mentale, la trahison et la jalousie, et en parallèle l'inexpugnable désir qu'éprouve Alma, fascinée par cette femme. Les évolutions dominatives se succèdent, voyant l'une supplanter l'autre. Cependant, la grande perdante sera Alma, trompée à jamais, perdant sa confiance envers un être qu'elle croyait attentif et qu'elle a fini par chérir.

Car son envie primordiale n'était ni plus ni moins qu'établir le besoin de ne faire qu'un avec l'être aimé. Ce n'est pas pour rien que le métier d'Alma est celui d'infirmière car cette profession est, dans l'inconscient collectif, liée à l'humanisme, au fait de se soucier et prendre soin de l'autre. D'une certaine façon, en aidant les patients, l'infirmière exprime un lien d'amour envers ceux-ci qu'elle désire ne pas voir mourir. Et comme nous le voyons, cette relation n'est pas à double sens car, de base, l'échange verbal ne va que dans le sens Alma vers Elisabet. Le retour ne se fait que par l'attention d'Elisabet écoutant les confidences d'Alma. Certes, l'écoute de la patiente procure un bien-être à l'infirmière mais on part, dès le début, avec une asynchronicité dans les échanges. L'impossibilité de cette fusion est seule réalité car, au final, deux dimensions différentes ne peuvent cohabiter et s'unir durablement.
L'isolement représenté par Elisabet et le rapprochement représenté par Alma ne peuvent parvenir à l'unicitéà long terme. Alma est imbriquée dans une réalité qu'Elisabet fuit avec insistance en montrant à deux reprises des images terrifiantes du monde d'Alma. Un moine bouddhiste s'immolant et un jeune garçon juif inquiet, les bras en l'air face à la menace allemande braquant sa mitrailleuse sur sa propre innocence. Ce qu'il faudrait déduire est que le rejet n'est jamais, dans son essence, stochastique. 

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Comme ces paragraphes le mentionnent, Persona est un film d'une profondeur assez époustouflante qui estomaque le cinéphile devant sa stratosphérique complexité. Il ne fait aucun doute que mêler la psychologie analytique, la philosophie, la métaphysique et la maïeutique n'est pas donnéà n'importe quel quidam affublé de l'honorifique titre de cinéaste. Le pari est à double tranchant mais dans le cas de Bergman, on ne peut que se coucher devant son résultat repoussant pour les profanes réfractaires à ce type de cinéma mais fascinant pour qui saura apprécier décemment une oeuvre qui va bien au-delà du simple concept de divertissement. Ce dernier point n'est pas ce qui peut définir Persona qui est avant tout une réflexion sur notre alliance à l'Homme via notre moi. Redéfinir nos liens avec le monde tel qu'il est et, par la même occasion, ouvrir notre esprit.
Cette ouverture qui coïncide avec les questionnements qui naissent en nous avec cette impression d'avoir vécu quelque chose d'important. Le choix d'opter pour une durée relativement courte aura pour effet de réduire le plus possible le risque de rejet du spectateur qui pourrait être potentiellement lassé de l'omniprésente philosophie.

Et il aurait été plus que logique de ne pas clôturer le billet sans aborder le traditionnel avant-dernier paragraphe consacréà la technique du film. Bon, ne faisons pas durer le suspense plus longtemps, car Persona est une oeuvre visuellement belle, très belle même, où l'on ressent la patte de son géniteur qui ne se prive pas d'expérimenter comme en atteste la première séquence du début. Les gros plans sur les visages des deux femmes traduisent leurs états d'âme mais aussi leurs inquiétudes, leur joie, leur colère ou leur tristesse. Les faux raccords sont aussi de la partie. Bergman ne se prive pas de faire de plus larges cadrages sur l'île de Fårö, hostile, qui est un lieu qui lui est très cher. Le son a une importance prépondérante. Les voix hors champ sont très efficaces pour immerger le cinéphile dans les pensées étendues du personnage principal. Lars Johan Werle a fait un grand travail dans la qualité musicale conférant une ambiance inquiétante au récit de par ses sonorités expérimentales, indéfinissables. Enfin, le jeu des actrices contribueront largement à la réussite d'un tel projet.
Bibi Andersson crève l'écran à elle seule mais ce n'est rien face àLiv Ullmann qui cristallise notre fascination en ne parlant, pourtant, qu'une fois. Son regard désenchanté traduit son malaise et, par extension, crée en nous un malaise et une délicate empathie envers elle. Les autres acteurs méritent d'être mentionnées avec, au casting, Margaretha Krook, Gunnar Björnstrand et Jörgen Lindström.

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Désormais, je crois que tout a plus ou moins été dit sur Persona, du moins dans les grandes lignes car cette seule chronique ne saurait pleinement étayer une telle réalisation qui ne peut que nous interpeller. Car comment rester insensible face à un film qui parvient à changer notre perception du monde, pour peu que nous n'ayons jamais été familier avec la philo ? Car, en parlant de ça, jamais Persona ne se montre pompeux, prétentieux à plus d'un titre. Je me risque à dire que Bergman facilite d'accès un domaine rébarbatif pour un grand nombre de gens pour que l'on puisse mieux le cerner, le comprendre et être marqué. Marquéà la fois par une trame indubitablement singulière mais aussi par ce que le réalisateur nous décrit (le concept même de persona).
A peu de choses près, Persona peut se définir comme une expérience intelligente et mature à part entière nous faisant ressortir grandi de la projection. Il est tout à fait éventuel qu'une telle expérience nécessite de mûrir dans notre modeste cervelle pour mieux l'appréhender par la suite. Moi-même doit bien avouer être ressorti perplexe dans un premier temps. Fort heureusement, ces 83 minutes se sont bonifiées sans difficulté après 2 jours de décantation mentale. Je ne peux donc qu'obliger ceux qui ne s'y sont pas encore essayéà visionner Persona de toute urgence sous peine de passer à côté d'un monument indiscutable pour tout cinéphile qui se respecte. Car dans un monde plus que jamais vouéà l'hédonisme et au matérialisme, sollicitons 83 minutes pour passer du temps avec notre moi afin de ne faire plus qu'un avec lui, loin des contraintes morales de ce que l'on appelle "réalité". 

 

Note : 18/20

 

 

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