Genre : Drame, historique, expérimental, inclassable
Année : 1986
Durée : 1h28
Synopsis :
Ce film, dédié aux vaillants guerriers géorgiens de tous les temps qui donnèrent leur vie pour leur patrie, s'inspire d'une vieille légende. Pour se protéger des envahisseurs, les Géorgiens construisirent une forteresse mais, au niveau du toit, le mur s'écroula. La voyante dit alors "pour que le mur tienne, il faut emmurer un beau garçon". On trouva ce beau garçon qui, au nom de la liberté de sa patrie, se laissa emmurer vivant. La forteresse put être construite. "Nous avons essayé de donner un sens philosophique a l'héroïsme et non pas de filmer la réalité des faits."
La critique :
Il y a maintenant un peu plus de huit mois de cela débarquaient une chronique et forcément un réalisateur qui n'étaient pas censés être là. Avec Sayat Nova, la couleur de la grenade, Cinéma Choc découvrait le très controversé réalisateur soviétique du nom de Serguei Paradjanov. Nous savions que l'URSS ne faisait pas de cadeaux envers les artistes anticonformistes, mais difficile de trouver une personnalité du milieu à avoir été autant malmenée par le pouvoir. Si les premières déconvenues avec le pouvoir démarreront avec Les Chevaux de Feu, c'est véritablement avec Sayat Nova que le scandale grimpera en intensité. Très vite retiré des affiches et illico censuré, on reproche au cinéaste son nationalisme arménien explicite, ainsi qu'un dédain envers une certaine forme de réalisme propre au socialisme. Désavoué, suscitant l'opprobre du pouvoir soviétique, il en vient àêtre pratiquement condamné au chômage vu que ses projets seront, de manière quasi systématique, refusés.
Mais cette sombre période démarrant à partir de 1968 n'arrangera rien lors de ses prises de position publiques contre les arrestations de journalistes et d'intellectuels ukrainiens qui ne plurent aucunement au pouvoir, le plaçant dans son collimateur. En décembre 1973, c'est la descente aux enfers. Il est arrêté et accusé de trafic d'icônes, d'incitation au suicide, de viol et d'homosexualité. Ce dernier point étant un délit de la plus haute importance le condamnant à 5 ans de travaux forcés dans un camp de travail. Ses troubles de la vue et sa maladie cardiaque ne seront aucunement pris en compte.
Ce fait entraînera une mobilisation générale internationale. Des intellectuels et personnalités françaises se mobilisent, alors que les nombreuses démarchent auprès des autorités soviétiques pour la libération immédiate du cinéaste se font. Les rumeurs de suicide se font en parallèle. Suite à une remise de peine, Paradjanov est libéré fin 1977, épuisé et las. Toujours interdit d'exercer son talent de réalisateur, il tourne un court-métrage clandestin et ne survit qu'avec l'aide de ses proches. En 1982, il est accusé de corruption et libéré en novembre de la même année.
Paradjanov est au bout du rouleau, d'autant plus que les portes des studios lui seront encore fermées 4 ans. Grâce à l'appui du Premier secrétaire du Parti Communiste géorgien, il parvient à toucher son rêve de produire à nouveau. En compagnie de son ami, Dodo Abachidzé, naquit La Légende de la Forteresse de Souram, qui sonnera la fin de 15 éprouvantes années. Il effectue alors un revirement vers la Géorgie et sa culture l'ayant bercé avec l'Arménie qui était le pays mis en valeur dans Sayat Nova. Et pourtant, la sortie de ce métrage ne se fera pas sans heurts. Le pouvoir de Moscou reproche le nationalisme géorgien revendiqué car il louangerait le sacrifice du peuple géorgien pour protéger le Caucase de l'envahisseur. En outre, le film est vécu comme une trahison en Géorgie. Ses alliés se retournent contre lui. La raison invoquée étant qu'il promeut l'influence de l'islam sur la culture géorgienne et son raffinement face à la barbarie de la Géorgie féodale.
ATTENTION SPOILERS : Ce film, dédié aux vaillants guerriers géorgiens de tous les temps qui donnèrent leur vie pour leur patrie, s'inspire d'une vieille légende. Pour se protéger des envahisseurs, les Géorgiens construisirent une forteresse mais, au niveau du toit, le mur s'écroula. La voyante dit alors "pour que le mur tienne, il faut emmurer un beau garçon". On trouva ce beau garçon qui, au nom de la liberté de sa patrie, se laissa emmurer vivant. La forteresse put être construite. "Nous avons essayé de donner un sens philosophique a l'héroïsme et non pas de filmer la réalité des faits."
Vous aurez alors deviné que, sous son apparat d'oeuvre philosophique, se cache un autre rouage polémique d'un cinéaste tout aussi polémique qui refusait toute concession possible car extrêmement méticuleux et exigeant de surcroît. Ses trajets de plusieurs centaines de kilomètres pour obtenir un objet en sont la preuve par excellence. Mais, avant toute chose, ce qui faisait aussi que Sayat Nova s'était vu aborder sur le blog est sa conception même, lorgnant dans une expérimentation des plus singulières, très à cheval sur le théâtre et une peinture dite cinématographique. Avec La Légende de la Forteresse de Souram, toutes mes attentes étaient au rendez-vous, mâtinées toutefois de perplexité parce qu'il n'est pas toujours facile d'accrocher en permanence à un tel choix de mise en scène.
Ceci étant dit, mais ce n'est que mon avis, le film d'aujourd'hui se veut plus facile d'accès dans son déroulement en nous racontant une vieille légende géorgienne. Ce n'est plus une "antibiographie", mais un conte légendaire à part entière célébrant la grandeur de la culture géorgienne sous fond d'un sacrifice, de prédictions astrales et de magie. Ce détachement de la réalité telle que nous la connaissons s'amplifie encore davantage en comparaison de Sayat Nova qui traitait d'un personnage authentique.
Mais clairement, en sachant les déboires de Paradjanov et ses 15 années d'ostracisme, nous ressentons tout le désespoir qui imprègne son nouveau cru inespéré. La narration oblique vers la tristesse et la fatalité de tous les personnages dont le destin est déjà connu d'avance, donc pas de libre arbitre. Aucune échappatoire n'est possible et ils ne peuvent qu'attendre que les fils invisibles du destin ne scellent leur avenir. La cruauté est présente à chaque instant et ne se symbolise pas par les combats mais par les actes moraux des personnages. Un sacrifice absurde pour édifier un château, des affabulations d'une diseuse de bonne aventure entraînant un garçon à la mort, l'abandon d'une femme devenue cette même voyante, ce garçon fruit de l'homme qui a abandonné la dite femme.
La noirceur déjà omniprésente n'en sera que plus grande face à l'acte inchoatif de sacrifice semblant reposer sur la vengeance de la prêtresse désireuse d'envoyer Zourab, produit de l'homme l'ayant abandonné, à la mort. La forteresse de Souram se dressant s'est faite alors dans le plus grand chaos moral, bâti sur un socle de vengeance personnelle.
La manière de mettre en scène les choses qui n'est finalement pas si éloigné que ça de Sayat Nova dans sa finalité. Le film peut se voir de deux manières et c'est à chacun de se faire sa propre opinion sur la chose. Avant toute chose, on se plait à suivre un véritable fil conducteur, alors que son grand-frère était dénué de tout cheminement scénaristique cohérent. Seulement, le concept du "livre d'images" est une réalitéà prendre en compte et avec lui une narration éclatée, d'où le rapprochement susmentionné avec Sayat Nova. C'est de là que le niveau de lecture propre à chacun va émerger. Soit, le cinéphile verra en ce type d'histoire présentée sous forme de tableaux scéniques des séquences clés de la légende où seul l'essentiel doit être pris en compte. Tout le reste n'est qu'accessoire et seule la focalisation doit être faite sur les grands moments. Ce qui explique pourquoi, malgré ce processus audacieux, le film se suit facilement. Secundo, le spectateur peut aussi se rendre compte que toute légende n'est ni immuable, ni d'une totale véracité. Ces bribes de réalité sont ce que l'homme peut en tirer. Aucune vision globale n'est possible dans l'histoire car tout n'est que doutes et interrogations. Face à un régime autoritaire, cette manière de penser ne pouvait être rien d'autre qu'inconcevable. A chacun de se faire sa propre opinion sur le sujet.
Il ne sera pas surprenant que, même avec une dimension narrative plus parlante, La Légende de la Forteresse de Souram risque d'en perturber plus d'un de par sa conception audacieuse en trompe l'oeil annihilant nos perceptions préfabriquées. Cette fascination de Paradjanov pour le théâtre se retransmet une fois de plus dans son oeuvre où les scènes s'accumulent avec recours aux ellipses pour retrouver ce concept de labyrinthe imagé. A peu de choses près, Paradjanov pourrait se voir comme l'un des artisans les plus fascinants de l'immobilisme visuel et des plans larges. Chaque tableau est complété en haut, en bas, à gauche, à droite par un détail, qu'il soit vase, sculpture, peinture, iconographie. D'une vision d'ensemble à la richesse époustouflante en résulte un langage purement visuel s'arc-boutant sur un art graphique univoque. Une alchimie s'opère entre toutes les composantes d'une scène. Rien n'est laissé au hasard et c'est ce qui rend cette pellicule indubitablement picturale.
Elle ne parle pas seulement à travers les voix de ses protagonistes mais aussi à travers son essence visuelle. Cette conception d'image parlante étant une observation propre à la peinture même.
Mais ce qui choque également est la qualité de sa retranscription de la lointaine époque géorgienne où poser une caméra dans les mains d'une personne de l'époque aurait donné le même résultat. Peintures, sculptures, objets d'époque, tapisseries, enluminures, costumes, architectures et décors généraux vous invitent à un voyage dans le temps dans des contrées peu explorées par le cinéma, de sorte que le dépaysement vous est aussi offert dans le même temps. On perçoit aisément tout l'enchantement du cinéaste envers le raffinement oriental et ses velléités de faire dialoguer les cultures et religions. De quoi renforcer toute la singularité du travail hypnotisant de Paradjanov.
Les sons et chants d'époque seront aussi de la partie. En revanche, l'interprétation des acteurs sera sujet à controverse pour certains car ils parlent avec parcimonie (mais plus que dans Sayat Nova) et leur visage est souvent monolithique. Je me permettrai d'en citer quelques-uns car citer l'entièreté d'un casting de noms tous aussi compliqués les uns que les autres àécrire va vite me faire péter un plomb. Laissez-moi vous présenter Veriko Andjaparidze, Tamari Tsitsishvili, Dudukhana Tserodze, Dodo Abashidze, Sofiko Chiaureli, Zura Kipshidze et Levan Uchaneishvili. A savoir que j'ai dû regarder, au moins, en deux fois chaque nom pour l'écrire. En passant, bonne chance aux dyslexiques !
C'est avec un épuisement mental que j'arrive à cet habituel dernier paragraphe, surpris d'être retourné dans les bras de Paradjanov pour en écrire un deuxième billet après un premier dont je ne comptais plus les pauses que j'ai dû faire pour en arriver à mettre la note finale. Maintenant, est-ce le fait d'être drilléà son style incomparable qui m'amène à me dire que La Légende de la Forteresse de Souram est un métrage plus abouti et plus facile d'accès que son auguste devancier ? Là est toute la question. Enfin, "facile d'accès" est un bien grand mot vu qu'il causera toujours cet exode massif du grand public loin de son visionnage. Ce qui est tout à fait compréhensible chez un public où le langage graphique est austère à sa vision conventionnelle du cinéma où le langage vocal est seul paramètre primordial. Mais même si cette profonde mutation vers un autre continent, un autre pays, une autre époque est admirable, il y a toujours ce ressenti de ne pas savoir en saisir tous les tenants et aboutissants à cause justement de ce choc des cultures. Ne pas savoir rentrer entièrement dans l'expérience, se sentir marginalisé du fait de notre manque de connaissances de l'Orient, avoir cette impression d'hostilité récurrente.
Autant de pressentiments que le cinéphile pourrait potentiellement endurer. Pourtant, il serait bien dommage de ne pas s'essayer à cette diapositive historique à rebours du paradigme cinématographique actuel.
Note : Excellente question !